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Expliquons-nous cependant au sujet d’un mot qui peut surprendre bien des lecteurs, le mot de frivolité appliqué à la nation qui traditionnellement passe pour la plus grave de l’Europe. L’Anglais ne montre de la gravité que dans les affaires, dans le business ; en dehors de cela il ne cherche qu’un délassement, il veut qu’on l’amuse, et il n’apporte à la discussion des plaisirs de l’esprit qu’une force épuisée par des préoccupations politiques ou commerciales. Il présente de ce point de vue le contraste le plus frappant avec le Français, qui, lui, réserve toute sa légèreté pour les affaires graves, et se borne à rester sérieux dans ce qui ressort du domaine de l’intelligence et de l’art. Peut-être l’Angleterre doit-elle même à ce dédain pour le beau une portion de sa grandeur comme état. Seule parmi les autres nations ses sœurs, elle a conservé sa rigidité puritaine jusqu’en plein XIXe siècle, sans qu’on put l’accuser d’être amollie par le culte des arts ou égarée par de transcendentales spéculations. Rappelons-nous toujours que l’Angleterre est le seul pays au monde qui, possédant un génie sublime comme Shakspeare, soit demeuré le dernier à le comprendre, et n’y soit arrivé enfin qu’à l’aide d’une littérature étrangère. Il suffit de lire le moindre commentateur anglais sur Shakspeare, — Johnson par exemple, ou n’importe lequel parmi ceux qui précèdent les Allemands, — pour se convaincre qu’un abîme séparait Hamlet du monde britannique. Aussi arrive-t-on à se demander si l’intégrité du caractère anglais ne souffrira pas de l’élément nouveau dont on cherche à le pénétrer. Intellectuellement, philosophiquement, il ne peut qu’y gagner, nous en demeurons convaincu, et nous ne saurions qu’applaudir à l’émancipation morale qui a lieu actuellement chez nos voisins ; mais une bonne part du développement politique, toujours croissant et toujours sûr, de la Grande-Bretagne, ne revient-elle pas à ce bon bourgeois, bien portant et borné, nourri de la Bible et du stout de Barclay et Perkins, protestant, parlementaire, straighlforward, tout d’une pièce, qu’on appelle John Bull ? Or John Bull ne se modifiera pas, on peut l’assurer : dès lors, en disparaissant, que laissera-t-il à sa place ? John Bull, malgré ses ridicules, est si bien le type de la race britannique dans ce qu’elle a de plus respectable, que nous trouvons son portrait chez Alexandre Smith lui-même ; et distinguons, ce n’est point sa caricature, c’est son vrai portrait, tel qu’il pourrait sortir des mains de Rubens ou de Van Dyck.


« Parmi d’autres spécimens de ce bipède auquel on donne le nom d’homme, je vous en ferai voir un qui jadis eût pu être un abbé modèle, un homme grand et fort, avec un joyeux œil et un crâne luisant comme un miroir. Ce n’est point un « beau » printanier, un mois d’avril trempé de rosée, mais bien un magnifique automne riche en pommes à joues dorées et brunes. Un