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qu’il le dénonce ; il le signale avec candeur cependant et avec courage. Parlant des paysans, il est obligé de parler de l’esclavage, et c’est un sujet qu’on ne peut aborder en Russie qu’avec une certaine réserve ; aussi M. Tourghenief ne tire pas le voile, mais il le soulève discrètement, et d’ordinaire c’est au lecteur de deviner ce que l’auteur aurait eu quelque peine à lui dire.

Malgré ses réticences et les euphémismes dont il se sert quelquefois, on ne peut s’empêcher d’être frappé d’une certaine hardiesse d’honnête homme qui respire dans tout le livre. Il m’a fait éprouver une surprise analogue à celle qu’ont produite sur moi d’autres ouvrages de la littérature russe, où les institutions nationales sont traitées encore plus cavalièrement. Tel est le roman des Ames mortes de Gogol et sa comédie de l’Inspecteur général. En réfléchissant, on trouvera que les satiriques n’ont que l’apparence de la témérité, et qu’ils obéissent en effet à un mot d’ordre du maître. Il y a en Russie le gouvernement et la coutume qui ne sont pas d’accord sur bien des points. Par exemple, la coutume des employés, s’il en faut croire Gogol et le bruit public, est de voler très effrontément, et le gouvernement y trouve à redire. Ni les destitutions, ni le Caucase, ni la Sibérie, ne pouvant remédier à un mal invétéré, le gouvernement abandonne la coutume à la malice des gens de lettres et les prend comme des auxiliaires utiles ; mais la coutume est, comme il semble, en état de résister à une double attaque.

Sur la question de l’esclavage, le gouvernement a des principes très libéraux et qui lui font honneur, même dans l’hypothèse où des intérêts matériels et politiques dicteraient sa conduite. Vraisemblablement l’émancipation des serfs ajouterait à sa force et à sa richesse ; elle le délivrerait de certaines inquiétudes que la noblesse peut lui causer. À cela, la coutume répond que des inconvéniens graves naîtraient de cette mesure, et qu’il est difficile de s’arrêter lorsqu’on commence une réforme. Peut-être ; mais cette réforme, est commandée par la morale et la justice, et les embarras de l’avenir ne sont pas des motifs suffisans pour empêcher de l’entreprendre. Si, comme on l’assure, sa majesté l’empereur Nicolas s’est proposé pour but de détruire l’esclavage dans ses états, l’exécution d’un tel plan suffisait à sa gloire, et il est à regretter qu’il en ait cherché une autre beaucoup plus difficile et beaucoup moins honorable.

L’opposition que fait la coutume au gouvernement en matière d’esclavage est représentée par la classe des gentilshommes propriétaires, dont la fortune ne se calcule pas, comme dans l’Occident, par le nombre d’arpens de terre, mais par le nombre Marnes, c’est-à-dire de paysans, qu’ils possèdent. Dans toutes les contrées de l’Europe, excepté en Russie et peut-être en Espagne, la caste noble est