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digne d’être aimée, eût produit sur toi une impression aussi vive, si le prestige de sa position, relativement brillante, ne s’était mis de la partie ? Est-il bien sûr que tu te fusses jeté avec un empressement aussi aveugle au-devant de tous les sacrifices, s’il se fût agi de la fille de pauvres gens comme ceux dont tu es né ?

La question est embarrassante, j’en conviens ; la solution peut même devenir humiliante pour ton amour-propre, que tu trouvais tout à l’heure si légitime ; mais encore, ce n’est pas une raison pour n’y point répondre. Et à supposer même que dès le début ta vie se fût trouvée pour ainsi dire de plain-pied avec celle de Lucie, voyons, en y réfléchissant sérieusement maintenant, te crois-tu fort assuré que votre bonheur des premiers jours, des premières années peut-être, eût duré toujours ? Est-il bien sûr que cette douce, mais faible créature ne se fût pas blessée bien souvent au contact de ton écorce, devenue de plus en plus rude aux chocs des événemens ? Est-il bien sûr que tu serais allé loin avant de reconnaître qu’au lieu d’une femme capable de retremper ton âme aux instans de fatigue, au lieu d’une femme prête à te suivre dans toutes tes luttes matérielles et morales, tu n’avais dans tes bras qu’une débile enfant ?

Qu’est-ce donc alors que l’amour, et vaut-il tous les sacrifices qu’on lui fait, si, au premier examen sérieux que je m’avise d’en faire, je vois se dresser devant moi des points d’interrogation pareils ? Mais pourquoi aussi me casser la tête sur toutes ces arguties de procureur ? Elle est morte, ma pauvre Lucie ! je n’ai donc plus à me tenir en garde contre les mécomptes qui eussent pu nous attendre si nous avions eu à vivre l’un pour l’autre. Peut-être n’est-ce pas un mal que les choses se soient ainsi arrangées. En tout cas, je le sens assez à mes larmes toutes, les fois que je pense à elle : ç’a été pour moi un bien rare privilège que cet amour si beau qui est venu illuminer et protéger toute ma première jeunesse. Qu’importent à l’amour tous les argumens ? N’est-ce pas sa gloire au contraire de trouver assez de ressources en lui-même pour avoir le droit de faire abstraction de tout le reste ? Au milieu des déchiremens que j’ai subis, bien des illusions se sont peut-être évanouies en moi, c’est possible ; mais aurai-je, comme tant d’autres, la niaiserie de déplorer la perte de mes illusions, c’est-à-dire de mes erreurs ? Ne sens-je pas en moi assez de vigoureuses certitudes pour combler toutes les lacunes ? La vraie sagesse ne consisterait-elle pas à ne demander à la vie que le peu qu’elle doit donner, tout en s’avouant que ce peu même, il faut d’abord le conquérir ?


MAX BUCHON.