Page:Revue des Deux Mondes - 1854 - tome 8.djvu/773

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il garda longue rancune au gouvernement romain de sa conduite passée à l’égard des Ouar-Khouni. Si les Turks à ce sujet dissimulaient prudemment leur pensée dans la grande métropole dont la richesse aiguillonnait leur convoitise en les émerveillant, ils ne craignirent pas d’ouvrir leur cœur plus d’une fois aux Romains qu’ils tenaient en leur pouvoir chez eux, et que leur sincérité brutale dut inquiéter à plus d’un titre. Tibère en 580 ayant envoyé une ambassade au grand kha-kan pour lui faire part de son avènement au trône impérial et en même temps obtenir de lui quelques secours contre la Perse, il s’engagea entre l’ambassadeur Valentinus et Turxanth, personnage important, chef d’une des huit tribus dont se composait alors la fédération turke, une conversation relative aux Ouar-Khouni, et dans laquelle se déploya librement toute la haine que les hommes de cette race portaient aux Romains. Lorsque Valentinus, après les complimens d’usage, vint à lui parler des secours que l’empereur espérait de sa nation, Turxanth l’interrompit par un geste de colère et s’écria : « Vous êtes donc toujours ces Romains qui ont dix langues pour un seul mensonge ! » et mettant ses dix doigts dans sa bouche, puis les retirant avec précipitation, il continua :


« Oui, c’est ainsi que vous donnez et retirez votre parole, trompant tantôt moi, tantôt mes esclaves. Toutes les nations ont éprouvé tour à tour vos séductions et vos tromperies, et quand l’une d’elles, pour vous plaire, s’est jetée dans le péril, vous l’y laissez. Et vous-mêmes, qui vous appelez ambassadeurs, que venez-vous faire chez moi, sinon essayer de m’abuser par des fourberies ? Aussi vais-je fondre sur votre pays à l’instant, et ne croyez pas à de vains mots de ma part : un Turk n’a jamais menti… Celui qui règne chez vous recevra la peine de sa perfidie, lui qui se prétend mon ami et qui s’est fait l’allié des Ouar-Khouni, ces fugitifs soustraits à la domination de mes esclaves. Que ces Ouar-Khouni se montrent à moi, qu’ils osent attendre ma cavalerie, et au seul aspect de nos fouets ils rentreront dans les entrailles de la terre ! Ce n’est pas avec nos épées que nous exterminerons cette race d’esclaves, nous l’écraserons comme de viles fourmis sous le sabot de nos chevaux. C’est sur quoi vous pouvez compter par rapport aux Ouar-Khouni. — Mais vous-mêmes, ô Romains, pourquoi vos ambassadeurs viennent-ils toujours me trouver par le Caucase avec des peines infinies ? Ils disent que de Byzance ici, il n’y a point d’autre chemin qu’ils puissent prendre, mais ce n’est que pour me tromper, et afin que la difficulté des lieux me fasse perdre l’envie de les attaquer au centre de leur empire. Je sais pourtant très exactement où coule le Dnieper ; je sais de même quel pays arrosent le Danube et l’Èbre, ces fleuves que les Ouar-Khouni, nos esclaves, ont passés pour envahir vos terres ; je n’ignore pas non plus quelles sont vos forces, car toute la terre m’obéit depuis les contrées où naît le soleil jusqu’aux barrières de l’Occident. »


On le voit, l’empire romain était prédestiné à sa ruine du côté de