Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/1087

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
1081
LES FLEURS DU MAL.

 
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l’ombre, et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?

Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l’hospice blafard,
Comme des exilés, s’en vont d’un pied traînard,
Cherchant le soleil rare, et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?

Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?

Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant aurait demandé la santé
Aux émanations de ton corps enchanté !
— Mais de toi je n’implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !


III

LE TONNEAU DE LA HAINE.


La Haine est le tonneau des pâles Danaïdes ;
La Vengeance éperdue aux bras rouges et forts
À beau précipiter dans ses ténèbres vides
De grands seaux pleins du sang et des larmes des morts,

Le Démon fait des trous secrets à ces abîmes,
Par où fuiraient mille ans de sueurs et d’efforts,
Quand même elle saurait allonger ses victimes,
Et pour les ressaigner galvaniser leurs corps.

La Haine est un ivrogne au fond d’une taverne,
Qui sent toujours la soif naître de la liqueur,
Et se multiplier comme l’hydre de Lerne.

Mais les buveurs heureux connaissent leur vainqueur,
Et la Haine est vouée à ce sort lamentable
De ne pouvoir jamais s’endormir sous la table.