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un peu sacrifié, et fournit à peine à l’actrice l’occasion de quelques beaux mouvemens de douleur et de tendresse. J’aurais voulu voir Mme Ristori dans le rôle de Clytemnestre ; mais il paraît que l’usage, en Italie, assigne aux prime donne celui d’Électre, tout ensemble plus jeune et moins odieux.

Je ne dirai rien du talent que Mme Ristori a déployé dans la Suonatrice d’arpa {la Joueuse de harpe), un mélodrame digne du boulevard. C’est pitié de voir ces grandes qualités trafiques employées à rendre les plus vulgaires situations de la vie bourgeoise, d’entendre cette voix puissante débiter les pauvretés d’une prose sans valeur. En fait de drames, Mme Ristori ne doit jouer que des chefs-d’œuvre ; elle n’a donc, pour le moment, qu’à s’en tenir à la tragédie. Je ne voudrais pas cependant lui conseiller d’abandonner tout à fait la comédie : c’est une coquetterie innocente et légitime que de vouloir séduire par le sourire et la grâce ceux qu’on a émus par la puissance dramatique et les larmes ; mais Mme Ristori doit abandonner tout à fait, sous peine d’user en pure perte ses précieuses facultés, le répertoire moderne, où, tout en restant charmante, elle manque quelquefois de dignité et souvent de mesure. N’est-ce pas dans les Jaloux heureux, un agréable proverbe de Giraud, qu’elle se met littéralement à genoux devant sa servante, sans motif sérieux, et qu’elle danse devant son mari pour lui témoigner sa joie ? Qu’elle laisse même les rôles secondaires de Goldoni ; celui de Mirandolina me paraît seul, jusqu’à présent, lui convenir à tous égards : elle y déploie une gaieté, une verve, une finesse incomparables ; elle y est tour à tour ironique, douce, gracieuse, hautaine, et ce n’est pas un médiocre triomphe pour cette reine de tragédie de jouer si parfaitement un rôle de soubrette. Mlle Rachel n’a-t-elle pas échoué dans la comédie ? Depuis que Mme Ristori joue aux Italiens, le nom de Mlle Rachel est en effet dans toutes les bouches, et ce serait une affectation puérile que de chercher à l’éviter. Mlle Rachel est une statue animée qui erre sur les planches comme un fantôme évoqué par le génie du poète ; elle étonne et captive, mais elle n’a jamais tiré une larme à personne. Mme Ristori est une créature sensible, capable d’être tour à tour Andromaque et Hermione ; en elle, l’art plastique ne fait pas oublier la vie, la science tient moins de place que l’inspiration. Mlle Rachel cherche à comprendre les anciens par la pensée ; Mme Ristori les représente tels qu’ils ont dû être, avec leurs passions et leurs faiblesses : elle les devine par l’intelligence du cœur. N’y a-t-il pas dans l’effet produit sur le public par cette grâce naïve et touchante un avertissement dont la tragédienne française ferait bien de profiter ?

À côté de Mme Ristori, on remarque un beau jeune homme qui supporte, sans trop y perdre, un pareil voisinage. M. Ernest Rossi joue avec aisance et chaleur les jeunes premiers de la comédie et du drame ; il a le mérite assez rare de porter sans trop de gêne l’habit de soie des siècles passés. Dans la tragédie, la manière dont il remplit le rôle de Paolo, de Françoise de Rimini, m’avait rappelé, malgré le succès mérité du troisième acte, l’ancienne école italienne : la démarche, les gestes, le débit du jeune acteur avaient quelque chose de factice et de théâtral ; mais ce défaut a presque disparu dans Mirra, où il joue Cyniras avec beaucoup d’âme et de dignité, et surtout dans Oreste. Ce rôle fait honneur à M. Rossi. Il a été, dans les deux derniers actes, d’une vérité saisissante, et les applaudissemens ne lui ont pas manqué. Que