Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 10.djvu/537

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Il fut un temps où l’incurie et l’impuissance du gouvernement ottoman suffisaient pour expliquer l’abandon où restait cette grande question; mais il est évident pour tous aujourd’hui que les dispositions de ce gouvernement sont entièrement changées, et que les craintes que pouvait lui inspirer l’établissement d’une grande voie de communication à travers l’Egypte ont disparu. Selon toute apparence, cette entreprise non-seulement ne rencontrerait pas d’opposition de sa part, mais elle obtiendrait au contraire tout son concours. La concession faite à M. de Lesseps par Mohammed-Saïd-Pacha et la manière dont cette concession a d’abord été accueillie à Constantinople en sont la preuve. La difficulté est donc ailleurs.

La canalisation de l’isthme est une œuvre universelle, elle touche plus ou moins aux intérêts de toutes les nations civilisées; elle ne peut donc être exécutée par l’entremise ou au profit de l’une d’entre elles. De là la nécessité du concours et de l’entente préalable des peuples qui jouent les premiers rôles dans le commerce du monde. C’est pour réaliser ce concours que M. Enfantin et ses amis avaient réuni en société des élémens pris dans les trois nations les plus commerçantes de l’Europe. Les événemens politiques ont empêché cette combinaison de porter ses fruits, mais les circonstances nouvelles qui résultent de l’alliance étroite de l’Angleterre, de la France, de l’Autriche et de la Turquie semblent éminemment favorables à une solution, et le moment est venu de poser nettement les conditions et les difficultés du problème. En France, en Allemagne, on ne rencontrera ni mauvais vouloir ni opposition; les gouvernemens et les peuples sont d’accord sur l’utilité du projet et sur les conséquences qu’on peut en attendre. En Angleterre, il faut le reconnaître, il n’en est pas tout à fait ainsi. Émise et propagée par des agens actifs et intelligens, acceptée par beaucoup d’hommes influens, l’opinion s’est répandue que l’exécution du canal serait contraire aux intérêts de la nation.

L’Angleterre est appelée à jouer un rôle prépondérant dans cette affaire; ses intérêts doivent être pris en très grande considération, et si par malheur il était vrai que l’ouverture du canal maritime les compromît, il faudrait désespérer de voir, de longtemps du moins, s’accomplir cette œuvre importante. Mais est-il donc vrai que la canalisation de l’isthme puisse nuire à l’Angleterre? Cette question a été parfaitement traitée par M. Baude dans le travail que j’ai déjà cité; je me bornerai à dire quelques mots des objections principales qu’on élève au nom des intérêts généraux de ce pays, et qui, je le crains bien, ne couvrent que des intérêts privés beaucoup moins respectables.

L’ouverture de l’isthme, plus favorable aux nations