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Il y a dans l’art une puissance souveraine. À mesure que la voix vibrante de dona Flora, pareille à la corde qui s’anime sous l’archet, s’épanchait en accens de plus en plus fermes et expressifs, tous ceux qui l’écoutaient, subjugués et ravis, tournaient vers elle leurs regards. La cantatrice, la femme étrangère, froidement accueillie par les amies de la marquise, avait disparu ; il n’y avait plus qu’un être supérieur et impersonnel, une voix parlant au cœur et à l’âme de tous. Quel triomphe pour un artiste de dominer ainsi son public, de s’emparer des sensations de tous ceux qui l’entourent, de les contraindre à l’admirer, de les enlever en quelque sorte au-dessus de la terre, afin de pouvoir leur dire, en les y laissant retomber : Applaudissez maintenant ! l’enthousiasme gagne les esprits les plus froids, les larmes coulent de tous les yeux ; mais la voix inspirée, échappant elle-même aux émotions qu’elle a fait naître, semble s’élever d’un vol hardi dans les régions d’une éternelle sérénité. Tel fut l’effet que produisit sur les invités réunis dans le salon de la marquise la mère de Joãozinho, sans effort, par le seul prestige d’un beau morceau bien choisi et bien chanté.

Chacun était sous le charme, et dona Flora lançait, comme une gerbe brillante, le dernier éclat de sa voix, quand le vieux Joaquim, conduit par son fils, arriva près du portail de l’hôtel. — Nous voilà rendus, mon père, dit Vicente ; suivez le mur, et vous trouverez un domestique à qui vous pourrez parler. Je vous attendrai ici.

L’aveugle fit quelques pas en avant : — C’est bien ici que demeure la marquise ?

— Oui, répondit le valet qui se pavanait sur le seuil de la porte, la bandoulière sur l’épaule, le ventre tendu, dans l’attitude d’un suisse de cathédrale, aussi puissant que beau, — gras, poli, comme le chien de la fable, et comme lui prêt à

Donner la chasse aux gens
Portant besace et mendians…

— Peut-on lui parler ? demanda Joaquim.

— Non, dit le valet, elle a du monde ; d’ailleurs Mme la marquise n’a point coutume de recevoir des gens comme vous, bonhomme !

Pendant ce temps-là, Joãozinho s’était mis à la fenêtre de la petite salle qui donnait sur la rue ; il aperçut Vicente debout au pied du mur. Oubliant tout à coup son dépit et la muette réprimande de sa mère, il rentra au salon.

— Maman, dit-il tout bas, il y a dans la rue, sous le réverbère, un pauvre qui n’a qu’un bras, viens donc le voir !…

— Tu es un vilain de m’interrompre pour si peu de chose, répondit dona Flora en l’embrassant ; va jeter ceci à ton pauvre.