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le manchot, on l’envoya dormir, car il était bien tard, et l’enfant rêva toute la nuit de mendians qui l’embrassaient, de dames qui pleuraient. Il lui semblait qu’on l’avait dépouillé de ses jolis habits de fidalgo pour lui faire endosser la veste de bure d’un pêcheur, et qu’on l’arrachait à la société polie qui le caressait en souriant.

Tel ne fut point son sort cependant. Dona Flora, ou si l’on veut Miguela, renonçant à l’existence brillante et agitée qu’elle menait depuis six ans, accompagna son père dans les Algarves. Avec ses économies, et elles s’élevaient beaucoup plus haut que celles de son père, Miguela acheta, au bord du Val-Formoso, une jolie maisonnette où le vieux Joaquim, son père, vécut en paix le reste de ses jours. Quelquefois elle chantait le fameux air qu’elle lui avait entendu jouer à lui-même dans la rue le soir qu’il y avait réunion chez la marquise, et par lequel il l’avait reconnue à son tour au théâtre San-Carlos. Vicente obtint, par la protection de la marquise, une place dans la douane, et comme il n’avait qu’une main pour fouiller les malles des voyageurs, il se montra, dans son emploi, moitié moins désagréable que ses collègues. Le caninho, ayant pris sa retraite avec son maître, devint gras et lisse à l’égal des caninhos bourgeois qui trônent sur les marches du Caes de Sodre à Lisbonne. Quant à Joãozinho, la marquise demanda à le garder quelque temps encore ; puis, lorsqu’il fut question de son départ, elle obtint un sursis. L’enfant avait du sang de gentilhomme dans les veines. On l’avait élevé trop délicatement pour qu’il pût se faire à la vie rustique et simple que sa mère s’imposait par devoir et en expiation de ses heureuses années. La marquise l’aimait tendrement ; comme il lui appartenait d’assez près, elle s’appliqua à détruire en lui les germes d’une vanité précoce, les caprices d’enfant gâté qui nuisaient au développement de son bon naturel. En grandissant, Joãozinho comprit qu’il devait se faire une carrière et conquérir le nom que son père, en mourant, avait voulu qu’il portât. À l’âge de douze ans, il entra à l’académie royale de marine, où nous le laisserons en train de devenir un habile officier. À la mort de l’aveugle Joaquim, Miguela revint à Lisbonne, près de son fils. Vicente, marié depuis quelques années, n’avait pas besoin de sa sœur. Entre elle et lui d’ailleurs il y avait peu de sympathie. À celle que l’on appelait toujours dona Flora, il fallait l’atmosphère d’une grande ville et les bruits du monde ; au marin mutilé, l’air de la mer suffisait, avec les joies de la famille et un peu d’aisance au pays natal.


TH. PAVIE.