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Chez le baronnet, personne ne l’avait soupçonné de n’être pas Anglais ; mais chez la princesse Amélie il était obligé de travailler avec les autres ouvriers. La guerre était souvent le sujet de la conversation, et les enragés Yankees, le sujet de remarques déplaisantes pour une oreille américaine. Israël faisait tous ses efforts pour ne pas éclater, et plus d’une fois dans son indignation il dépassa les limites de la prudence. En outre le surveillant du jardin était un homme rude et impoli. Les ouvriers supportaient humblement ses injures ; mais Israël, habitué dès son enfance à respirer un air libre, ne pouvait s’empêcher de répondre aux insolences de son supérieur. Aussi, moins de deux mois après, il se vit obligé de quitter le service de la princesse et d’aller se mettre aux gages d’un fermier de Brentford. Il n’y était pas depuis trois semaines, que la rumeur qu’il était un prisonnier de guerre yankee se répandit. Les soldats se mirent sur-le-champ à sa recherche ; Israël fut averti à temps, mais il fut pourchassé avec une ténacité impitoyable, et fut bien souvent sur le point d’être pris. Il échappa grâce à la bienveillance de différentes personnes qui secrètement avaient de la sympathie pour la cause américaine sans oser l’avouer ouvertement. Traqué jour et nuit, harassé, fatigué de ne pouvoir prendre un repas paisible ni une heure de sommeil tranquille, Israël suivit alors le conseil qu’on lui donna, de se recommander de sir John Millet pour obtenir une place dans le jardin royal de Kew. Il lui parut plaisant de chercher un asile contre les agens du roi précisément dans les propriétés du roi lui-même. Lu conséquence, présenté au jardinier en chef et armé d’une lettre de sir John, il unira comme jardinier au service du roi George III.

George III venait souvent à Kew-Gardens, une de ses résidences favorites, et plus d’une fois, en sablant les allées, Israël aperçut le monarque qui se promenait sous les ombrages du parc, seul et taciturne. Plus d’une fois aussi, quand l’Américain pensait aux souffrances de son pays et à ses propres souffrances, d’horribles pensées vinrent l’assaillir ; mais il les vainquit, et elles ne se présentèrent jamais plus à lui après l’unique conversation qu’il eut par hasard avec le monarque, et que nous allons rapporter.

Un jour, comme il était occupé à sabler une petite allée, le roi sortit soudain de derrière un buisson et passa devant Israël, qui mit la main à son chapeau (sans l’ôter de sa tête toutefois) et s’inclina. Cette particularité peut-être arrêta l’attention du roi ; il s’approcha d’Israël et lui dit : — Vous n’êtes pas Anglais ! — pas Anglais ! — non, non !

Pâle comme la mort, Israël essaya de répondre ; mais, ne sachant que dire, il resta muet et comme pétrifié.

— Vous êtes un Yankee, un Yankee, dit le roi avec ce bredouillement rapide qui lui était particulier.