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l’humeur rhumatismale ou goutteuse, sont-ils des êtres qui se transportent d’un lieu dans un autre, qui se promènent sur les muscles des diverses parties du corps, ou qui peuvent sauter d’une jambe dans un bras sans laisser de trace sur la route qu’ils ont parcourue ? On ne peut pas plus dire avec exactitude que la goutte s’est portée dans le cerveau — lorsque la manie survient à la suite d’une inflammation dans les jambes — qu’on ne peut prétendre que la folie s’est portée dans le gros orteil lorsque la goutte remplace un accès de délire. Comment d’ailleurs une maladie peut-elle attaquer ? Que signifie ce combat ? La maladie est-elle une personne réelle qui attaque et qui tue le malade ou qui est vaincue par lui ? On dit souvent que certaines affections, la phthisie latente par exemple, passent longtemps pour une autre maladie, puis se démasquent tout d’un coup quelques semaines ou seulement quelques jours avant la mort. Qu’est-ce que cet être malicieux qui se cache d’abord et n’ôte son masque que lorsqu’il est sûr de son coup ? On peut même demander ce que signifient ces mots : J’ai une maladie nerveuse, j’ai mal aux nerfs ? Y a-t-il au monde une maladie qui ne soit pas nerveuse, un mal qui ne se transmette pas par les nerfs, puisque les nerfs sont les conducteurs de la sensibilité ?

Toutes ces expressions, dira-t-on, sont des manières de parler, des figures que les médecins eux-mêmes emploient ; mais rien n’est plus dangereux dans les sciences que les figures et les manières de parler, lorsqu’elles ne sont pas exactes. Les hommes tendent toujours à réaliser leurs abstractions, à prendre leurs hypothèses pour des vérités démontrées ; on s’imagine très aisément d’ailleurs que l’on comprend ce qu’on dit parce qu’on l’a répété et entendu répéter souvent. Puis, la plupart des expressions que j’ai mentionnées et une foule d’autres qui remplissent les conversations du public viennent d’anciennes théories dont le temps a fait reconnaître la fausseté, mais qui ont laissé des traces dans le langage et contribué à le rendre obscur et inintelligible. Plusieurs d’entre elles remontent jusqu’à Hippocrate, et il est curieux de voir comment des idées justes ou utiles à leur origine sont devenues dans la suite une source d’erreurs. L’exposition de la théorie du médecin grec le montrera, je l’espère, et en tout cas n’est-il pas curieux de connaître ce que pouvait penser sur un sujet à la fois si élevé et si pratique l’un des hommes les plus célèbres de l’antiquité, celui qui tout au moins a laissé le plus grand nom dans la science qu’il a cultivée, un des prédécesseurs de Galien, un contemporain et peut-être un ami de Socrate et de Platon ?

Je rapproche à dessein ces deux derniers noms de celui d’Hippocrate. Tous trois ont ensemble plus d’un rapport. L’analogie ne