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le port, Israël vit une grande foule se presser sur le rivage, tandis que les fenêtres des maisons voisines étaient encombrées de spectateurs. Un vaisseau de guerre débarquait son équipage, parmi lequel se trouvaient plusieurs officiers de l’armée, outre les officiers de marine. La foule se rangea sur deux haies, et alors, entre deux soldats armés jusqu’aux dents, apparut un captif de taille patagonienne, et qui s’élevait autant au-dessus de ses gardiens que le dôme de Saint-Paul au-dessus des clochers qui l’entourent. La foule poussa une acclamation ; les cris : au château ! au château ! se firent entendre de toutes parts, et le cortège prit la route du château de Pendennis.

Le lendemain était un dimanche, et Israël obtint, avec quelques-uns de ses camarades, la permission d’aller à terre. Il se dirigea vers le château, où, selon toute probabilité, était renfermé le géant qui excitait la veille les acclamations de la foule. Du dehors on entendait la voix retentissante du prisonnier. « Ne t’enorgueillis plus, Angleterre, et considère que tu n’es qu’une petite île, disait cette voix. Fais revenir tes bataillons décimés, et couvre-toi la tête de cendres. Assez longtemps tes tories à l’âme vénale ont oublié leur Dieu et se sont courbés jusqu’à terre devant Howe et l’Allemand Kniphausen. Je vous montrerai, coquins, comment un vrai gentleman et un vrai chrétien sait se conduire dans l’adversité. Arrière, chiens ! respectez un gentleman et un chrétien, quoiqu’il soit en haillons et sente l’eau de la cale. »

Frappé d’étonnement, Israël entra dans l’intérieur du château, et là, dans une cour, assis sur le gazon, il vit le géant les fers aux mains, revêtu d’un costume mi-partie de chef indien et de chasseur canadien, entouré de spectateurs curieux. Sa voix ne cessait de gronder comme un tonnerre et de lancer à ses ennemis des imprécations en langage biblique entremêlé de jargon de caserne. « Oh ! oui, coquins, vous pouvez bien trembler devant Ethan Allen, le vainqueur de Ticonderoga, le soldat invincible. Vous, Turcs, jusqu’à ce jour vous n’avez jamais connu un chrétien. C’est moi, moi qui lorsque votre lord Howe essaya de me corrompre par l’offre d’une place de major-général et cinq mille acres de terre choisie dans le vieux Vermont (ah ! trois hourras pour le glorieux Vermont et les enfans de nos vertes montagnes !), c’est moi qui répondis à votre lord Howe : Vous, vous m’offrez notre terre ! vous êtes comme le diable de l’Écriture, qui offrait tous les royaumes de l’univers, tandis que le drôle n’avait pas à lui un seul pouce de terrain. »

Ce prisonnier bruyant, hautain et tapageur était en effet Ethan Allen[1], un des vainqueurs de Ticonderoga, héros bizarre taillé en Hercule, bon vivant, joyeux compagnon, et qui, quoique né dans la

  1. Le colonel Ethan Allen avait été fait prisonnier devant Montréal.