Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 11.djvu/643

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

milieu de la nuit. On l’avait enfermé dans une vaste salle ; il était seul ; l’obscurité était presque complète. Le tsar arriva sans escorte, sans gardes, et là, avec un accent de mépris qui retentissait encore aux oreilles de l’exilé, il lui parla de la gloire, des longs services, du dévouement, inépuisable du général Bestuchef et de la déloyauté de son fils, qui venait de déshonorer ce beau nom.— Cette impression de respect, ce sentiment de honte et de terreur dominant tant de lugubres souvenirs et si étrangement associé aux rancunes implacables, n’est-ce pas là, je vous prie, un des traits les plus singuliers de l’esprit russe ?

Un étrange épisode d’histoire littéraire se rattache à ces scènes tragiques. Bestuchef avait un ami nommé Ruiléjef, qui partageait depuis longues années ses espérances et ses travaux. Tous deux avaient rédigé ensemble le journal l’Étoile polaire[1], qui, sous le voile de l’histoire et de la poésie, s’efforçait de répandre les généreux principes auxquels le tsar Alexandre lui-même avait été longtemps sympathique. C’est une chose digne de remarque en effet que la plupart des conjurés de 1825 avaient joué un rôle littéraire dans les dernières années du règne d’Alexandre. C’était Muravief-Apostol, le cousin du malheureux colonel dont j’ai retracé l’histoire, c’étaient les deux frères du lieutenant Bestuchef, Bestuchef-Rjumin et Nicolas Bestuchef ; c’étaient enfin Kuchelbecker et Knjas Odojévski, tous poètes ou conteurs, et placés à un rang honorable dans l’armée un peu confuse des lettrés de Saint-Pétersbourg et de Moscou. Mais le plus brillant de tous sans nul doute, c’est l’ami de notre héros, l’ardent poète Ruiléjef. Ruiléjef avait l’imagination d’un rêveur et le mysticisme d’un illuminé. Quelques mois avant l’insurrection où il avait son rôle à remplir, il écrivit un poème étrange, une sorte de vision, un prophétique tableau des malheurs réservés à ses amis et du sort qui l’attendait lui même. Était-ce la crainte d’un échec trop facile à prévoir, qui, au milieu des entraînemens de l’action, éclairait tout à coup son esprit ? On n’a pas de peine à s’expliquer les tristes pressentimens du poète ; ce qui est moins aisé à comprendre, c’est la précision de ses peintures lorsqu’il annonce d’avance les détails de la catastrophe. Tel c’est Bestuchef enfermé dans la vile de Sibérie où un compagnon de Mazeppa fut relégué il y a un siècle, — et quoique le poète n’ait jamais été en Sibérie, quoiqu’il ne connaisse que de nom les tribus nomades des environs d’Jakutsk, il décrit leurs mœurs, leurs costumes, et la vie de son ami dans ces retraites sauvages avec une

  1. C’est ce journal qui revit en ce moment même à Londres sous la plume d’un proscrit auquel la Revue a consacré une intéressante étude, M. Alexandre Hertzen. Voyez, dans la livraison du 15 juillet 1854 ; le Roman russe contemporain, M. Alexandre Hertzen, par M. H. Delaveau.