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minutieuse fidélité. Là c’est de lui-même qu’il parle, et il se dépeint (la prédiction, hélas ! ne fut aussi que trop exacte), il se dépeint à l’heure où il franchit les degrés de l’échafaud et courbe sa tête sous la hache.

Le poème de Ruiléjef est intitulé Voinaroffsky, du nom de l’ami de Mazeppa. Ce Voinaroffsky, le neveu et le compagnon dévoué du vaillant prince de l’Ukraine, s’était enfui en Allemagne après la déroute de Charles XII et de ses alliés à Pultava. Il y passa plusieurs années sous la protection de l’Autriche, habitant tour à tour plusieurs des capitales de l’empire, mais particulièrement Dresde et Vienne. L’ennemi du tsar Pierre, l’allié de Charles XII, le lieutenant de ce Mazeppa qu’une si sauvage et si poétique aventure avait porté sur le trône des Cosaques, fut accueilli dans les cours galantes du XVIIIe siècle avec une curiosité singulière, et l’on sait quelle vive passion il inspira à la comtesse Aurora de Koenigsmark. M. Erman remarque ici en passant qu’on voit encore à Quedlinbourg, dans le Harz, le corps de la belle comtesse admirablement conservé, tandis que, par un étrange jeu de la fortune, le corps de son ami est enseveli, et tout aussi bien conservé pour le moins, dans les neiges de la Sibérie du nord. C’était là en effet le destin réservé au neveu de Mazeppa. En 1716, comme il traversait la ville de Hambourg, l’ambassadeur russe le fait arrêter et l’envoie à Pierre le Grand. Il était condamné déjà à avoir la tête tranchée ; les prières de la tsarine obtiennent qu’il lui sera fait grâce de la vie : il ira terminer ses jours dans la Sibérie septentrionale au milieu des peuplades barbares des environs d’Jakutsk. C’est là que le savant historien Müller, l’un des hommes qui ont commencé au XVIIIe siècle le débrouillement des origines slaves et l’histoire de l’empire des tsars, — c’est là, dis-je, que l’historien Müller le rencontra en 1736, lors de la première expédition scientifique en Sibérie. L’ancien amant d’Aurora de Kœnigsmark, après vingt années d’une telle prison, était redevenu une espèce de sauvage et n’avait plus qu’un vague souvenir de ces cours voluptueuses où il avait brillé une heure. Müller fut touché de ses infortunes ; attiré vers lui par une sympathie subite, il lui prodigua les consolations de l’amitié. Tel est le tragique personnage sous le nom duquel Ruiléjef avait chanté, trois mois avant le jour fatal, les destinées futures de son ami. Voinaroffsky dans ce lugubre tableau, c’était l’enthousiaste Bestuchef. Le poète lui prédisait son exil à Jakutsk, il lui peignait d’avance ses douleurs, ses tortures morales, le désespoir de l’isolement, et cela dans des vers si expressifs, avec une telle précision de couleurs qu’il était impossible de regarder le tableau sans frémir. Il n’y a là, encore une fois, qu’un pressentiment bien naturel, et quant à cette singulière coïncidence qui amenait