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nature. Ils regardent trop en eux-mêmes, et ne regardent pas assez autour d’eux pour faire un choix parmi les moyens d’expression qu’ils ont sous la main. Ce que je dis s’applique surtout à l’école allemande contemporaine, mais il ne serait pas difficile de trouver la justification de ma pensée parmi les aïeux de Cornélius et d’Owerbeck.

L’école anglaise, comme nous l’avons vu[1], tient trop peu de compte de l’idéal; l’école allemande s’en préoccupe constamment, mais elle sépare l’idéal de la beauté, qui doit se traduire, se rendre visible à tous les yeux, accessible à toutes les intelligences, c’est-à-dire, en d’autres termes, qu’elle confond l’idée, qui appartient à la philosophie pure, avec l’idéal, qui est le but commun de la poésie, de la musique et des arts du dessin. Je sais que cette distinction pourra paraître subtile à plus d’un lecteur; cependant je crois utile d’y insister, car elle explique, à mon avis, comment et pourquoi l’école allemande, qui compte dans son sein des esprits éminens, des hommes familiarisés avec la pratique matérielle du métier, produit un si petit nombre d’ouvrages vraiment beaux. A coup sûr, ces artistes laborieux, dont l’Europe entière connaît les noms, ne confondent pas la besogne de l’artisan avec le travail du peintre et du statuaire; ils ne tiennent pas à faire beaucoup, ils tiennent à bien faire. Qu’il s’agisse d’un épisode emprunté à la poésie ou d’une scène tirée de l’histoire, avant de tracer une figure sur la toile ou d’entamer la glaise avec l’ébauchoir, ils s’entourent de tous les renseignemens que l’érudition peut leur fournir; mais dans leurs investigations, ils ne s’arrêtent pas toujours à temps : quand ils se mettent à l’œuvre, la richesse de leur mémoire devient un embarras pour leur imagination. Comme ils ont épuisé toutes les sources d’information, ils ne veulent rien négliger, et leur savoir même engourdit leur fantaisie. La philosophie et l’érudition littéraire ne sont pas d’ailleurs les seules causes par lesquelles s’explique le caractère général de l’école allemande. L’histoire entière des arts du dessin ne lui est pas moins familière que les théories philosophiques et le récit des événemens accomplis. De l’autre côté du Rhin, les sculpteurs parlent volontiers des écoles d’Égine, de Sicyone et d’Athènes. Quand ils apprennent qu’on vient de retrouver dans le Tibre une statue de Lysippe, ou du moins une figure qui rappelle trait pour trait l’Apoxiomenos décrit par Pline l’Ancien, c’est pour eux une grande nouvelle dont ils discutent pertinemment l’importance et l’authenticité. Si les peintres allemands entendent dire qu’on vient de découvrir à Florence une Fortune peinte à l’huile par Michel-Ange, ils n’acceptent pas

  1. Voyez la livraison du 1er août.