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dit ici, de sentiment, car la surface de l’eau voile entièrement le lit de tourbe. Apres avoir coupé la terre, guidé par cet œil intérieur que crée l’habitude du métier, il saisit la motte divisée en la piquant avec la bêche, la retourne et la renverse dans une barque. Cinq ou six fois par jour, cette barque, antique et grossière comme celle de Caron, s’emplit des glèbes que l’homme y jette[1]. La tourbe, au moment où elle sort de l’eau, a la couleur du tabac ; elle est mêlée de racines et de branches d’arbres pourries. La barque est ensuite conduite à terre, et l’on décharge la tourbe dans une auge de bois. Cette auge, à peu près carrée, d’environ douze pieds de surface et de deux pieds de profondeur, reçoit la matière tourbeuse qui va être mêlée et travaillée. Un ouvrier écrase avec les pieds les mottes informes et compactes qu’a coupées la bêche. En même temps il délivre la substance tourbeuse des grandes racines, des pierres et des autres impuretés qui la vicient. Dans l’auge, cette pâte combustible se trouve ainsi élaborée comme la pâte du pain sous la main du boulanger. Ceci fait, on jette par pelletées sur la terre la tourbe pétrie. Cette terre est recouverte d’un lit de roseaux secs qui doit isoler la matière bitumineuse. On attend quatre ou cinq heures avant de niveler et de modeler cette tourbe liquide. Quand elle est suffisamment sèche, un ouvrier s’attache à chaque pied une planchette, et, ainsi chaussé, foule la matière molle, dont la surface devient bientôt parfaitement unie. Ce travail est pénible : on admire l’art avec lequel, par la manière seule de diriger ses pieds, l’ouvrier forme une plate-bande dont les côtés s’élèvent en talus. La tourbe ayant reçu cet apprêt, on la laisse encore sécher : puis, à l’aide d’un instrument qui a quelque rapport avec le râteau, garni qu’il est de dents régulières, on trace des raies qui indiquent la forme future des carreaux : la plate-bande présente alors la figure d’un échiquier. À ce travail succède celui du turfslikker ou riemer ; armé d’une bêche qu’il enfonce verticalement dans la direction des lignes tracées, il divise par morceaux la matière qui, convenablement séchée, servira plus tard au chauffage. Le système de dessiccation dans les tourbières basses ne diffère pas de celui qui se pratique dans les tourbières hautes. On emploie également des femmes, des filles, des garçons de dix à douze ans pour retourner les morceaux exposés à l’air. Il faut ordinairement trois mois avant que les tourbes sèchent. Dans le moment des grands travaux, cent quarante ouvriers se rendent à Wateringen

  1. Dans d’autres endroits, un ouvrier appela weentrekker, le puiseur de tourbe, tient à la main une longue perche, au bout de laquelle s’ouvre un cercle de fer tranchant ; à ce cercle de fer se trouve attaché un filet serré très fort qu’on appelle trouble ; baggernet. Cet ouvrier pêche ainsi la tourbe, et avec la main renverse le filet rempli du trésor limoneux.