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Mme de Chevreuse n’eut pas la sagesse de Châteauneuf. Elle ne sut pas faire bonne mine à mauvais jeu, ou elle était trop engagée pour quitter si tôt la partie. La Châtre, qui était un de ses amis les plus particuliers et qui la voyait tous les jours, raconte que le soir même où Beaufort fut arrêté au Louvre, « sa majesté lui dit qu’elle la croyoit innocente des desseins du prisonnier, mais que néanmoins elle jugeoit à propos que sans éclat elle se retirât à Dampierre, et qu’après y avoir fait quelque séjour elle se retirât en Touraine. » Mme de Chevreuse fut bien forcée d’aller à Dampierre ; mais là, au lieu de se tenir tranquille, elle remua ciel et terre pour sauver ceux qui s’étaient compromis pour elle. Elle recueillit chez elle Alexandre de Campion[1], et lui fournit l’argent et tout ce qui lui était nécessaire pour se dérober sûrement aux poursuites du cardinal. Intrépide pour elle-même, accoutumée aux tempêtes, elle s’inquiétait par-dessus tout du sort de ses amis, et en sachant plusieurs à Anet elle y envoyait sans cesse. Elle commença même à renouer de nouvelles trames, et trouva moyen de faire parvenir une lettre à la reine. On lui adressait message sur message pour hâter son départ. Elle différait sous divers prétextes. Nous avons vu qu’en allant au-devant d’elle, à son retour de Bruxelles, Montaigu lui avait offert, de la part de la reine et de Mazarin, de lui payer les dettes qu’elle avait contractées pendant tant d’années d’exil ; elle avait déjà reçu de grosses sommes ; elle ne voulait partir qu’après que la reine aurait accompli toutes ses promesses[2]. Elle quitta la cour et Paris la douleur dans l’âme et en frémissant, comme Annibal en quittant l’Italie. Elle sentait que la cour et Paris et l’intérieur de la reine étaient le vrai champ de bataille, et que s’éloigner, c’était abandonner la victoire à l’ennemi. Sa retraite fut un deuil à tout le parti catholique, aux amis de la paix et de l’alliance espagnole, et au contraire une joie publique pour les amis de l’alliance protestante. Le comte d’Estrade vint au Louvre de la part du prince d’Orange, auprès duquel il était accrédité, en remercier officiellement la régente[3].

  1. Recueil, etc., p. 133 : « Je ne pouvais désirer une plus grande consolation dans mes malheurs que la permission que vous me donnez d’aller à Dampierre ; la crainte que vous me témoignez avoir qu’on me surprenne sur les chemins est très obligeante, mais je prendrai si bien garde à moi que ce malheur ne m’arrivera pas. Je ne marcherai point de jour, et les nuits sont si obscures que je ne serai vu de personne. »
  2. IIIe et IVe carnets ; Mémoires de La Châtre, et le Journal d’Olivier d’Ormesson, sous la date du 19 septembre.
  3. Archives des affaires étrangères, FRANCE, t. CV, lettre de Gaudin à Servien, du 31 octobre 1643.