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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/474

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tragédie, on n’avait pas la visite de M. Dulimbert, car il redoutait la cohue ; d’ailleurs on ne se mettait à table qu’après le départ des tragédiens, et le contrôleur n’aimait pas ces changemens d’heures dans les repas. La Zounet était la seule personne qui s’attristât des absences de M. Dulimbert ; depuis l’arrivée du neveu, le galant contrôleur était bien oublié, bien délaissé ; M. Cazalis et ses amis ne pensaient plus qu’à Lucien.

— Vous en êtes tous ensorcelés, disait souvent la tante Blandine, c’est à en devenir folle ; mais je n’en démordrai pas, votre Lucien est un sot ; il n’a pas son pareil sous la calotte du ciel. Un sot en trois lettres, s o t. Oh ! c’est ainsi, mon frère Jean-de-Dieu, et tous vos airs irrités n’y feront rien, et, comme toujours, vous finirez par être de mon avis, mais vous y mettrez le temps. Son esprit, son esprit ? Je vous dis que vous en avez tous plus que lui, et s’il me fallait passer ma vie dans une tour avec une seule personne à mon choix, je prendrais plutôt Cabantoux le fadad, entendez-vous ? ou même un homme de Sérignan !

Un homme de Sérignan ! À Lamanosc, il n’y a pas de pire injure ; dans toute la montagne, les gens de ce village de Sérignan ont un grand renom de sottise.

— Pourquoi pas Bélésis ? répliqua un jour le contrôleur, qui se piquait de finesse.

— Oui, Bélésis, repartit la tante Blandine, Bélésis, ne vous déplaise, monsieur Dulimbert. Aux bavards, je préfère les muets. A bon entendeur, salut ; voilà la tante Blandine. Qui s’y frotte s’y pique. Oh ! c’est ainsi, et tous vos soupirs n’y changeront rien, monsieur Dulimbert, ni vos jurons, mon très cher frère. N’avez-vous pas honte d’être ainsi tous engoués de ce petit arrogant ? oui tous, jusqu’à Sabine, que j’avais crue si sensée ! Elle prend toujours sa défense, et contre moi ! Et maître Espérit qui s’en mêle ! et l’oncle Tirart qui le consulte pour ses charrues et sa garancine, et qui va faire détruire ses belles fosses neuves parce que M. Lucien les trouve mal exposées ! Je vous répète que vous êtes tous fous, fous à lier : vous ne voyez donc pas qu’il se moque de vous ? C’est comme lorsqu’il m’a baisé la main le jour de son arrivée à la Pioline ; croyez-vous que j’y ai été prise ? Il n’y est plus revenu, et il a bien fait. Quelle pitié ! Il parle modes, médecine, cuisine, chiffons ; il a tout lu, tout vu, il n’est rien qu’il ignore ; il babille, il babille ! Vous verrez que bientôt il voudra m’apprendre à faire des tisanes. Quand je pense qu’il a eu le front de vous expliquer la guerre de Calabre, où vous avez été blessé, de vous parler marine et voyages, et de vous battre sur les choses de votre métier !

— De me battre ? dit le lieutenant.