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Mazamet est un fort coquin ; c’est Tirart qui l’a dit, Tirart Marius ! Qu’on lui porte ce petit compliment de ma part. » Les gens sages trouvaient ces paroles de Tirart bien imprudentes. À leurs yeux, le maire était un de ces hommes compromettans qu’il faut se hâter de désavouer au plus vite.

Parmi ses anciens camarades d’école, maître Mazamet comptait deux avocats renommés, chefs de partis dans ces partis équivoques où se recrutaient ce qu’on appelait les hommes possibles. Les noms de ces deux tribuns reparaissaient tous les six mois sur les listes des donneurs de nouvelles, quand le cabinet était menacé d’un vote hostile. Dans les petits journaux, on les appelait plaisamment les ministres au département de l’opposition. Aux vacances de l’avant-dernière session, l’un de ces orateurs à la mode s’était arrêté une semaine aux Rétables en revenant des eaux de Savoie. On lui avait fait une réception magnifique, avec des cavalcades, des musiques, des porteurs de torches qui couraient autour de la voiture ; pendant huit jours, les paysans avaient dansé sous les fenêtres du château. Les gazettes officielles du pays avaient insinué alors par malice que cet accueil n’était pas tout à fait désintéressé, qu’il y avait promesse formelle d’un portefeuille pour maître Mazamet dans la prochaine combinaison ministérielle, si les factions triomphaient. On ajoutait d’un ton de mauvaise humeur que les électeurs étaient libres, après tout, de se faire les instrumens, les marchepieds d’une ambition insatiable, etc. Mazamet n’avait eu garde de les contredire, et par ses soins l’article s’était trouvé reproduit dans plusieurs feuilles parisiennes, puis réfuté adroitement dans un journal ami. Une querelle s’était engagée dans la presse, et le nom de Mazamet était revenu souvent dans ces polémiques. Mazamet était intervenu alors dans le débat par une lettre fort habile, hardie d’allures, très mesurée au fond, ne concluant à rien, et qui l’avait mis encore en relief. Le grand courtier des élections, l’huissier Fournigue, faisait lire les articles pour et contre l’avocat dans tout le canton. — Mazamet a le bras long, disait-il sans cesse aux notables des villages. — Quand il sera ministre, il reconnaîtra les amis et les ennemis. — Et les ennemis de répondre : Quand il sera ministre, il fera comme les autres, d’un coup de pied il rejettera l’échelle. Ils n’avaient pas d’autre argument contre lui. Ils eussent été ses complices qu’ils n’auraient pas mieux dit. Quand il sera ministre ! Personne n’en doutait. C’était là le mot magique, le sésame, ouvre-toi ! Les fonctionnaires tremblaient, les consciences se troublaient, leurs portes secrètes se tenaient entr’ouvertes.

Au moment où Lucien et Fournigue passaient près du manoir de l’avocat, le jour baissait ; le vent de mer roulait de lourds nuages