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dans la société cultivée de l’Europe; elle y a déposé et conservé au sein des familles un fonds inappréciable de sentimens religieux que le grand ouragan n’a pu détruite et entraîner.

Seraient-ce là des traits à effacer de la physionomie d’une époque comme inutiles ou trop insignifians? Serait-il donc vrai que les sentimens du XVIIIe siècle sur la religion se résument absolument dans le Système de la nature et dans la haine folle que l’auteur du Dictionnaire philosophique avait vouée au christianisme? Non sans doute, et il est certain qu’aujourd’hui encore on est loin d’avoir une notion complète et vraie de tout ce qu’une époque si riche en belles intelligences a senti et pensé sur ces grandes matières. Malgré les pages éloquentes que M. Villemain a consacrées aux Bonnet et aux Abauzit dans son Tableau de la littérature française, la part des hommes religieux du XVIIIe siècle n’a pas encore été faite aussi largement que celle de leurs adversaires; il n’est que juste de le rappeler quand l’occasion s’en présente. En attendant que les idées religieuses de cette époque trouvent leur historien, nous espérons montrer ce que pourrait offrir d’intérêt une telle étude en racontant la vie studieuse de Bonnet, en indiquant surtout quelle a été l’influence de ses ouvrages sur l’esprit de ses contemporains, particulièrement en France, en Suisse et dans le nord de l’Europe. Sa correspondance, restée à peu près inédite[1], nous a fourni des renseignemens encore inconnus que nous avons relevés avec soin, des confidences curieuses et des pages de prix que nous laisserons souvent parler à notre place. Sur la fin de sa vie, Bonnet, qui avait soutenu avec les savans de toute l’Europe un commerce épistolaire considérable, qui avait des correspondais à deux pas de Genthod comme à l’île de France et en Suède, parmi les naturalistes et parmi les philosophes, s’occupa de rassembler les débris de cette vaste correspondance, qui avait été une des distractions les plus douces de sa longue carrière d’infirmités et de travail, qui lui rappelait le souvenir d’amitiés précieuses, et où aujourd’hui, avec un plaisir et une émotion que nous ne voulons pas cacher, nous retrouvons, pleines de vie et de sentiment, des physionomies de penseurs dont notre âge a oublié le nom, mais qu’il s’honorerait d’avoir connues. Au centre de ce petit groupe d’amis familiers qui font échange d’idées, le philosophe de Genthod lui-même, les yeux éteints, mais la tête pensive, n’est pas celui dont les lettres intéressent le moins. Sa manière est prolixe : on trouve rarement

  1. De cette correspondance, qui fait partie de la collection des manuscrits de Ch. Bonnet conservée à la bibliothèque publique de Genève, il n’a été publié que quelques lettres de J. de Müller et les lettres à l’abbé Spallanzani et d’autres naturalistes recueillies dans le tome XII des Œuvres de Bonnet. Plus récemment quelques lettres de Huiler ont vu le jour.