Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/719

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Quand il les flatte, c’est pour ainsi dire de haut ou de plain-pied, et il tempère si bien la flatterie par la plaisanterie, et la plaisanterie par la politesse, qu’il n’y a pas moyen de n’être pas sensible à un éloge si bien donné, et pas moyen non plus de s’armer de la flatterie contre le flatteur, et de mépriser l’encensoir en acceptant l’encens, ce qui arrive souvent.

En disant, tout ce que Voltaire savait mettre de grâce et de dignité, d’aisance et de réserve dans son commerce avec les grands seigneurs, j’ai dit naturellement tout ce que Rousseau n’y mettait pas. Arrivé tard dans le monde et y arrivant d’en bas, il ne put jamais y avoir le pied marin. Tantôt sauvage et tantôt empressé, tantôt impoli et tantôt obséquieux, se sauvant de la timidité par la hauteur et par l’humeur, faisant l’ours faute de savoir être homme du monde ; — tantôt enivré d’un simple égard comme d’une distinction privilégiée, tantôt irrité d’une simple inattention comme d’un affront, mesurant tout enfin à sa vanité, à son imagination, à ses soupçons, et rien aux usages du monde, toujours au-dessus ou au-dessous de la règle, jamais en dedans, — Rousseau fut toute sa vie dépaysé et gêné dans la bonne compagnie, qui faisait tout pour l’appeler et pour le retenir, mais qui ne pouvait surmonter les difficultés qu’il portait avec lui.

Nulle part cette incompatibilité d’humeur de Rousseau avec le monde n’est plus visible qu’à Montmorency auprès de M. le duc et de Mme la duchesse de Luxembourg. Rousseau met dans son commerce avec le duc et la duchesse de Luxembourg tout ce qu’il peut mettre de sa bonne nature. Il sent ce qu’il y a de bon dans le duc de Luxembourg, ce qu’il y a de délicat et d’aimable dans Mme de Luxembourg. Il est heureux de se croire aimé par des personnes de ce caractère et aussi de cette qualité ; il est heureux de les aimer de son côté, car il les aime autrement et plus naïvement, j’en suis sûr, que Voltaire n’a jamais aimé le duc de Richelieu. Richelieu et Voltaire, quoique bons amis, ne se sont jamais donné l’un à l’autre que la part d’attachement que comportent les amitiés du monde ; mais celle-là, ils se la donnaient, je pense, de bonne foi. Rousseau ne pouvait pas donner si peu. Il se livrait tout entier, mais il ne se livrait que pour peu de temps. Le moindre ombrage, la plus légère fantaisie, et même, sans cela, le seul effet de cette incompatibilité d’humeur qu’il avait avec le monde faisaient qu’il se retirait bientôt, comme il s’était avancé, tout d’une pièce.

Déjà, vers la fin de 1760, il commençait à trouver qu’il déclinait auprès de Mme la maréchale. Il avait fait, dit-il, des gaucheries qui le perdaient auprès d’elle. Ainsi il avait écrit à M. de Silhouette, le contrôleur des finances, après sa retraite, pour le louer d’avoir résisté « aux gagneurs d’argent. » Or, dit Rousseau, « j’ignorais que Mme de Luxembourg était un de ces gagneurs d’argent qui s’intéressaient