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une tour de guet, elle domine les forêts d’oliviers qui ceignent la base des monts, et voit s’étendre à l’horizon les provinces italiennes que menace le flot de l’invasion. À quelques pas d’elle, abrité contre la pluie, étendu sur une épaisse couche de feuillage, et près d’un tas de menu bois, dont la flamme consume péniblement les rameaux humides, repose un enfant horriblement mutilé, mais qui vit encore. La mère et le fils, — leurs traits et leurs costumes l’indiquent, — sont d’origine germanique. Tous deux comptaient naguère encore parmi les otages de haute naissance que les Goths avaient confiés à la foi romaine, et qui, enfermés dans Aquilée, répondaient de l’exécution des traités conclus entre Alaric et Honorius. De plus, le mari de l’une, le père de l’autre, servait comme légionnaire sous l’aigle romaine ; mais à un jour donné, la guerre éclatant, l’empereur a fait mettre à mort les Barbares incorporés dans ses cohortes, et les otages d’Aquilée, livrés à la fureur des soldats romains, ont été passés au fil de l’épée. Goisvintha seule, par un hasard merveilleux, a pu s’échapper, emportant son fils, frappé déjà et couvert de sang. L’énergie de sa race, les inépuisables ressources de l’amour maternel l’ont soustraite aux périls de la fuite. Elle a pu venir s’abriter dans cette grotte solitaire, et maintenant elle y attend, ou la mort qui ne saurait tarder, ou, chance unique de salut, l’arrivée des Goths sur le passage desquels elle s’est placée. Dans leurs rangs et parmi leurs chefs combat son frère Hermainic, le seul appui qui reste maintenant à la veuve désolée, à l’orphelin dont les forces s’épuisent. Si l’année d’Alaric tarde d’un jour, tous deux auront succombé, succombé sans avoir pu dénoncer leurs meurtriers et demander vengeance. La vengeance, en effet, est le dernier vœu, la suprême ambition qui, dans le cœur ulcéré de Goisvintha, remplace tout sentiment, toute passion, toute pensée d’avenir. La haine de Rome domine cette femme altière, et ses regards ardens couvent les riches plaines de la Lombardie comme une proie qu’ils voudraient dévorer avant de se fermer pour jamais.

Cependant les heures passent, la nuit va venir ; tout espoir semble perdu. Ne prenant plus conseil que de sa rage, Goisvintha saisit dans ses bras l’enfant blessé ; elle se traîne au bord du lac glacé où elle a résolu de s’ensevelir avec lui… lorsqu’un bruit lointain frappe son oreille : ce bruit magique l’arrête comme un ordre d’en haut, et fait battre à coups redoublés son cœur, comprimé jusque-là par une indicible angoisse ; si faible que les échos la lui apportent, elle l’a reconnue sans peine, cette fanfare des trompes guerrières. Les Goths s’approchent. Dans les profondeurs des bois, silencieux jusqu’alors, naissent des bruits confus encore, mais qui, grandissant de minute en minute, arrivent de plus en plus distincts jusqu’à la cime des monts. Enfin à la lisière des forêts alpestres apparaît l’avant-garde