Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 12.djvu/893

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

terrible : le massacre et le viol, le pillage et l’incendie inaugurèrent partout l’installation des conquérans tartares. Ni les princes ni les populations ne surent se concerter, et, ainsi divisés, ils furent successivement écrasés avec une rapidité inconcevable. Quelques traits de courage héroïque prouvent toutefois que, plus unies, les populations russes auraient pu se défendre et peut-être repousser l’invasion. Une petite ville de la dépendance de Novgorod, Torjok, résista avec toute l’énergie du désespoir. Elle succomba, et toute sa population fut massacrée ; mais devant ses murs de bois elle avait arrêté pendant quinze jours toute l’armée de Batou-Khan. Une autre petite ville, appelée Koselsk, se défendit pendant sept semaines contre toutes les forces et les machines de guerre du chef barbare. Au moment de voir la ville prise, la garnison sortit en masse, fit éprouver des pertes énormes à l’ennemi, et périt dans un dernier combat, ne laissant au vainqueur que des vieillards, des femmes et des enfans. Alors comme aujourd’hui, les Russes savaient porter dans la défense de leurs murailles cette sauvage fermeté dont un récent exemple étonnait naguère le monde.

Ce ne furent là toutefois que des exceptions. Le plus souvent, à l’approche des Tartares, les princes prenaient la fuite ; les populations s’enfermaient dans les églises, ou bien venaient au-devant du vainquent, croix et bannières en tête, espérant désarmer sa colère ; mais les Mongols foulaient aux pieds de leurs chevaux les croix et les bannières, les populations étaient massacrées et les villes livrées aux flammes. En moins de vingt ans, la Russie entière fut soumise. Novgorod seule ne fut pas envahie, mais elle paya le tribut sous forme de don volontaire[1].

Alors se produisit un phénomène dont on chercherait vainement

  1. En 1258, Novgorod même se refusait à payer le tribut et à subir le dénombrement des bachas ou collecteurs tartares. L’insurrection avait à sa tête un fils du grand-prince Alexandre surnommé Nevski, en souvenir d’une victoire remportée sur les Suédois près de la Néva. Alexandre accourut aussitôt, dispersa les insurgés que commandait son fils, s’efforça d’apaiser les républicains rebelles, obtint des bachas tartares qu’ils renonceraient au dénombrement de la population, et compléta le présent volontaire de la cité en y ajoutant des sommes considérables puisées dans son propre trésor. On parvint ainsi à rétablir l’ordre. On pouvait justifier dans une certaine mesure cet empressement à détourner de Novgorod la colère des Tartares ; mais le saint alla plus loin : il poursuivit et chassa de ses états celui de ses fils qui avait pris part à l’insurrection ; puis il infligea des châtimens cruels aux insurgés eux-mêmes, faisant couper aux uns le nez et les oreilles, aux autres les pieds et les mains. Pour un saint, c’était pousser un peu loin le zèle dans l’intérêt d’un maître païen ; pour un homme de guerre, c’était montrer un dévouement bien étrange à l’oppresseur de sa nation. Ainsi, dès cette époque, on remarquait chez les hommes les plus éminens de la nation russe ce mélange de grandeur et d’abaissement, d’instincts héroïques et serviles, qui depuis l’invasion tartare surtout laissa tant de traces dans son histoire.