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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1034

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Turquie j’eus l’imprudence de les présenter comme siège à un bey assez corpulent qui venait me rendre visite. Quel fut mon effroi lorsque je le vis relever le bas de sa robe, comme pour exécuter un mouvement difficile, et placer son large pied sur ma frêle chaise! L’infortunée fit entendre un craquement significatif, le bey consterné retira son pied et s’assit par terre. Depuis ce temps, l’opinion s’est établie dans le pays que les Francs sont incomparablement plus légers que les Turcs, puisqu’ils ont pour coutume de s’asseoir sur des meubles qui se disloquent sous le poids des Turcs. Que la façon de s’asseoir soit pour quelque chose dans ce phénomène, c’est à quoi personne n’a songé.

Le pacha d’Adana est fort poli, il semble intelligent et assez instruit. Je crois qu’il a voyagé; il parle le français, et il aime à s’entretenir avec les étrangers. Il fut pour moi d’une amabilité achevée; mais il y a toujours quelque chose qui nous semble bizarre dans les manières de gens dont l’éducation et les mœurs diffèrent si complètement des nôtres. Ils ont une façon d’interroger leurs interlocuteurs qui ne laisse pas d’être embarrassante. A peine étais-je assise à la place d’honneur que le pacha m’avait forcée d’accepter, — à peine avais-je répondu aux complimens d’usage sur mon arrivée, mon séjour et mon départ, — que le pacha m’adressa à bout portant les questions suivantes : « Que pensez-vous de l’avenir de la Russie par rapport à l’Orient ? Combien de temps croyez-vous que la forme actuelle du gouvernement se maintiendra en France ? Supposez-vous que le mouvement révolutionnaire soit réellement et durablement comprimé en Europe ? » J’essayai en vain de biaiser et de décliner le rôle d’oracle qu’on semblait m’offrir; j’insinuai en vain que des questions si graves et si complexes ne pouvaient être tranchées en quelques mots non plus qu’en quelques minutes. Sans s’arrêter à mes défaites, le pacha répétait invariablement ses questions. Je pris enfin mon parti, et, m’armant d’assurance, je répondis gravement quelques banalités. Le pacha n’en parut pas moins charmé de la profondeur et de la netteté de mes pensées.

Nous causâmes ensuite de choses moins sérieuses, entre autres du temps que j’emploierais pour arriver à Jérusalem, et le pacha apprit alors que je me proposais de faire le voyage par terre. Il parut fort alarmé de ma résolution, qu’il avait l’air de regarder comme la dernière des imprudences; « car, disait-il, sans parler des Arabes qui infestent tous les passages du Liban, j’aurais à traverser, entre Adana et Alexandrette, une partie du Djaour-Daghda, qui ne le cédait en rien, pour les terreurs légitimes qu’il inspirait, aux plus mauvais quartiers du désert. » — Mais pourquoi n’iriez-vous pas par mer ? répétait-il à chaque instant. Je m’avisai alors de demander si, dans le cas où je renoncerais à mon projet et me déciderais à