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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/1040

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celles des montagnards, ce fut l’affaire d’un instant. Un repas de société fait avec une troupe de batteurs d’estrade, c’est là une de ces bonnes fortunes que les chercheurs d’émotions et d’aventures ne peuvent rencontrer qu’en Orient. Les montagnards, il est vrai, résistèrent à toutes les instances que nous fîmes pour les décider à prendre leur part de nos provisions. Les devoirs de l’hospitalité ne leur permettaient pas de se rendre à nos prières : s’ils nous avaient offert leur lait, leurs fromages, leurs galettes d’orge et leurs oranges, c’est que nous étions leurs hôtes, et la qualité même qu’ils nous reconnaissaient leur défendait de rien accepter de nous. Après le repas vint la sieste. La journée était chaude, le soleil, au milieu de sa course, nous inondait de rayons brûlans. Les montagnards se retirèrent un peu à l’écart pour nous laisser prendre quelque repos. Chacun s’étendit par terre, à l’ombre d’un taillis; quant à moi, couchée près de ma fille, j’essayai un moment de résister au sommeil, mais la fatigue ne tarda pas à me plonger dans une sorte de demi-assoupissement. Lorsque je rouvris les yeux, je pus remarquer, à ma grande satisfaction, que les montagnards avaient été fidèles à leur rôle de gardiens hospitaliers. De concert avec notre escorte, ils veillaient sur nos chevaux et nos bagages. Je jugeai toutefois qu’il était temps de partir et de se séparer de ces étranges amis. Je distribuai quelques pièces de monnaie à toute la troupe, et nous nous éloignâmes, accompagnés de ses bénédictions.

Le jour tirait à sa fin lorsque nous arrivâmes en vue de la montagne qui a donné son nom de Djaour-Daghda au groupe qu’elle domine. L’aspect du pays que nous parcourions en ce moment rappelait certains cantons de la verte et riche Angleterre. A notre droite s’étendait la mer, dorée près du rivage par les derniers rayons de soleil, voilée dans ses lointains bleuâtres par les premières ombres du soir. A notre gauche et devant nous s’élevait la cime verdoyante du Djaour-Daghda, dont les flancs arrondis portaient de nombreux villages. Rarement en Syrie les côtes s’élèvent à pic le long de la mer. Ici, comme dans le reste du pays, des ondulations gracieuses séparent les montagnes des vagues qui en baignent la base. L’espace qui s’étendait de la mer à la montagne ressemblait à une fraîche vallée de la Suisse. Le village de Bajaz, résidence du bey, nous était caché par des massifs d’arbres gigantesques, reliés entre eux par les guirlandes capricieusement entrelacées de la vigne sauvage. Tout, autour de nous, était calme, riant, serein. Les clochettes qui résonnaient çà et là dans la campagne annonçaient le retour des troupeaux à l’étable; quelques merles attardés voltigeaient de branche en branche comme de joyeux compères qui, au retour d’un banquet trop prolongé, cherchent en trébuchant à reconnaître leur