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Page:Revue des Deux Mondes - 1855 - tome 9.djvu/276

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et de sentir ; elles peuvent lui servir d’instrument et d’égide : elles ne la créent pas en la supposant. Les hommes sont des âmes après tout, et c’est le moral d’une armée qui met seul en valeur son organisation, ses munitions et ses machines de guerre. Le moral de l’Angleterre n’est pas difficile à connaître. M. Goudchaux disait un jour à la tribune de l’assemblée de 1848 une parole remarquable : « Je trouve dans mon cœur l’amour du peuple, je n’y trouve pas la haine de la société. » Le socialisme est conçu en haine de la société. Or la société, c’est le passé, c’est le berceau où nous sommes nés tous. Eh bien ! l’Anglais a l’amour du passé ; la société anglaise ne peut se devenir odieuse à elle-même. Il y a trop longtemps que ce peuple est fier de ses lois, et se croit, de par son histoire, le privilégié des nations. Ce serait l’attaquer dans son orgueil aussi bien que dans sa sagesse que de lui vouloir persuader qu’il n’a rien fait qui vaille depuis qu’il se gouverne par ses mains. Ses souvenirs et ses habitudes, son expérience et probablement sa nature l’ont dès longtemps formé à chercher dans ses propres antécédens tantôt la règle, tantôt la base, tantôt l’instrument des nouveautés qu’il veut. Sa liberté est un patrimoine. Il n’a pas sa fortune à faire, mais à conserver, à améliorer, à accroître. Cette disposition d’esprit ne veut qu’être indiquée, car elle est connue. Aucun effort, aucun artifice ne réussirait à changer cela, car il faudrait changer l’histoire même de l’Angleterre, et pour la faire autre qu’elle n’est, l’empêcher d’avoir été ce qu’elle a été. Les hommes sont bien peu maîtres de leur avenir, mais ils ne le sont pas du tout de leur passé.

On dira : C’est justement contre ce passé qu’il faut réagir. C’est un esprit nouveau, c’est cette misanthropie sociale des écoles démocratiques qu’il faut infuser dans les veines du peuple anglais. Et déjà il en est ainsi : vous décrivez l’Angleterre de la résistance, l’Angleterre du mouvement n’est déjà plus ce que vous croyez. — La supposition est gratuite, et rien même d’apparent ne la justifie. Ce qui apparaît et ce qui subsiste, c’est une qualité d’esprit et de caractère consacrée par le temps. Le peuple anglais s’émeut aisément, comme tout peuple capable d’être libre, mais il entend raison comme tout peuple capable de demeurer libre ; seulement il faut lui parler raison, et c’est pour cela que ses institutions sont faites. La discussion l’agite et le calme. Il est protestant en tout, sa foi se forme par l’examen. Si tous ceux qui le gouvernent, j’entends tous ceux qui parlent pour lui, perdaient la tête à la fois, si tous, abattus par une panique ou emportés par l’enthousiasme, lui tenaient le langage des révolutions, que lui arriverait-il ? Je ne sais, ou plutôt je le sais bien, mais c’est ce qui ne sera pas. On étudie, on discute, on cherche avec lui ; avec lui, on se décide. Tout passionné qu’il semble par momens, tout entreprenant