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qui connaissent le train ordinaire de ses pensées. Quant au public, il ne paraît guère s’en soucier. Tant mieux pour ceux qui ont admiré de leurs yeux les portes du Baptistère, qui ont vu et revu cent fois les merveilleux bas-reliefs de Ghiberti; tant pis pour ceux qui sont condamnés à les révérer sur parole. A la bonne heure ! mais je pense que le poète, pour ne pas manquer à sa mission, ne doit jamais oublier la foule. Toutes les fois qu’il l’oublie, il ne tarde pas à comprendre le danger de sa méprise. La foule, dont il n’a tenu aucun compte, s’éloigne de lui, parce qu’elle ne. réussit pas à pénétrer le sens de ses paroles. M. Brizeux, en se plaçant dans cette condition, s’était-il résigné d’avance aux conséquences de sa résolution ? Je n’oserais l’affirmer. Peut-être croyait-il que le pieux amant de Marie était protégé contre l’indifférence. Aujourd’hui, je l’espère, il sent qu’il s’est trompé. A quelque forme de l’art qu’on ait résolu de s’attacher, il faut toujours faire deux parts de son intelligence : une première part pour la foule, qui, en raison de ses facultés, juge l’œuvre accomplie sans tenir compte des procédés; une seconde part pour les initiés, pour les hommes du métier, qui tiennent compte du procédé, qui se contentent d’une indication et devinent les sous-entendus. C’est là, si je ne m’abuse, la raison de la froideur avec laquelle ont été accueillis les Ternaires; cette froideur n’accuse pas un affaiblissement dans le talent du poète, mais tout simplement une méprise dans l’emploi du talent.

Il y a pourtant dans les Ternaires, qui s’appellent aujourd’hui la Fleur d’or, quelques pages qui échappent au reproche d’extrême concision, et qui excitent des sympathies aussi nombreuses que le poème de Marie, pourquoi ces pages sont-elles si rares ? Quand le poète, en parcourant les flancs du Pausilippe, salue avec bonheur les fleurs de sa chère Bretagne, il retrouve sans effort des accens pathétiques. Tous les cœurs amoureux du foyer saluent avec empressement ce souvenir de la terre natale. J’aime à croire que M. Brizeux, parvenu aujourd’hui à la maturité, sentira désormais la nécessité de ne pas négliger l’émotion. C’est à l’émotion qu’il a dû ses premiers succès, sa première popularité; c’est à l’émotion qu’il doit songer pour la conserver pure et pleine.

La science et l’art, dont je ne veux pas médire, ne remplaceront jamais l’émotion dans le domaine de la poésie. Les allusions les plus délicates, les pensées les plus vraies, les symboles les plus ingénieux, n’auront jamais sur la foule la même autorité, la même puissance que les sentimens naïfs, la peinture des passions ou du bonheur domestique. M. Brizeux connaît trop bien les joies du foyer pour ne pas apprécier mieux que nous toute l’importance de l’émotion dans le domaine poétique. Il comprend à demi-mot la valeur et