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hagiographiques jusqu’aux envahissemens de territoire qui éclairent la na- ture et le mélange des races ! pour un œil clairvoyant, pour une âme vraiment poétique, l’histoire de dom Lobineau est une mine dont les filons peuvent contenter l’avidité de plusieurs générations. Et pourtant M. Brizeux n’a rien demandé à dom Lobineau. Jules César lui offrait l’épopée purement militaire; dom Lobineau lui offrait l’épopée tout à la fois militaire et merveilleuse. Il a négligé avec le même dédain ces deux sources fécondes. Je n’essaierai pas de déterminer les motifs qui l’ont décidé. Il est probable qu’il apprécie aussi bien que moi les matériaux dont il n’a pas voulu faire usage. Peut-être s’est-il défié de l’esprit de son temps, peut-être a-t-il préféré par instinct le tableau des mœurs bretonnes au récit d’une grande action, à la peinture épique de son pays.

Cependant, tout en abandonnant le terrain épique, il pouvait composer sur la Bretagne un vrai poème. La vie privée de la race armoricaine lui fournissait tous les élémens d’une conception fortement nouée, pleine de péripéties et d’angoisses; il a dédaigné ce troisième parti, comme les deux premiers que je viens d’indiquer. Son livre est plutôt un roman qu’un poème, et je n’ai pas besoin de le démontrer; chacun le comprendra sans le secours de mes argumens. Les amours de Loïc et d’Anna, racontées par M. Brizeux, malgré la fraîcheur et la variété des épisodes, ne sont pas un poème dans le sens rigoureux du mot. Pourquoi ? C’est que les épisodes se succèdent sans jamais s’engendrer. Or la poésie, prise dans son acception la plus élevée, ne saurait se passer du caractère de nécessité. Dès que le caprice prend la place de la volonté préconçue, dès que les épisodes peuvent être déplacés impunément, sans préjudice pour l’auteur ou pour le lecteur, le livre le plus beau, le récit le plus attendrissant ne mérite pas le nom de poème. Les larmes répandues n’imposent pas silence à la sévérité de la raison. Le livre une fois fermé, nous avons le droit de nous demander si toutes les parties de la pensée qui nous a émus et charmés sont disposées dans un ordre nécessaire, et, selon la nature de la réponse, nous absolvons ou nous condamnons l’œuvre la plus exquise dans ses détails.

Or c’est là ce qui arrive à M. Brizeux. Le livre qu’il appelle poème est rempli de scènes charmantes et parfois de scènes terribles, dont le souvenir demeure gravé dans toutes les mémoires; mais, il faut bien le dire, il manque à toutes ces scènes l’unité dominatrice que tous les grands maîtres ont recommandée comme la condition suprême de toute poésie, depuis le précepteur d’Alexandre jusqu’à l’ami de Mécène et des Pisons. Clarisse et Manon Lescaut sont là pour démontrer que leur prescription n’a rien d’exorbitant. Toutefois je pense qu’on peut, sans oublier les lois du goût, se montrer plus