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toujours dans cette demeure de Southampton-House où elle avait vécu avec son père, avec son mari, et depuis son veuvage. Le 26 de ce mois, sa petite-fille, lady Rachel Morgan, écrit du château de Chatsworth, à son frère, lord James Cavendish : « Les mauvaises nouvelles que nous avons reçues de grand’maman Russell nous ont jetés dans un trouble extrême. Maman (la duchesse de Devonshire) nous a quittés aussitôt et est partie pour Londres... Elle aura probablement pris les lettres en route, car nous n’en avons aucune aujourd’hui, et nous restons dans une grande inquiétude... Je souhaite vivement que maman arrive en ville à temps pour la voir; ce serait une consolation pour toutes deux, et je sais que grand’maman l’a demandée. » Dieu accorda à la mère et à la fille cette dernière joie. Lady Russell expira le 29 septembre 1723, dans les bras de son dernier enfant. Un journal du temps, le Gazetier britannique, annonça sa mort, le 5 octobre suivant, en ces termes : « La très honorable lady Russell, veuve de lord William Russell, est morte samedi dernier, à cinq heures, à Southampton-House, âgée de quatre-vingt- six ans. Son corps sera transporté à Chenies, dans le Buckinghamshire, pour être enseveli auprès du corps de son mari. » Deux autres journaux seulement firent mention du fait. Les dernières paroles de lord Russell à Burnet étaient vraies enfin, pour sa femme comme pour lui : elle en avait fini avec le temps, elle entrait en possession de l’éternité.


J’ai pris un profond plaisir à raconter cette personne si pure dans la passion, si constante dans la douleur, toujours grande et toujours humble dans la grandeur, fidèle et dévouée avec la même ardeur à ses sentimens et à ses devoirs, dans la tristesse et dans la joie, dans l’adversité et dans le triomphe. Notre temps est atteint d’un mal déplorable : il ne croit à la passion qu’accompagnée du dérèglement; l’amour infini, le parfait dévouement, tous les sentimens ardens, exaltés, maîtres de l’âme, ne lui semblent possibles qu’en dehors des lois morales et des convenances sociales; toute règle est à ses yeux un joug qui paralyse, toute soumission une servitude qui abaisse, toute flamme s’éteint si elle ne devient un incendie. Mal d’autant plus grave que ce n’est pas un accès de fièvre, ni l’emportement d’une force exubérante : il a sa source dans des doctrines perverses, dans le rejet de toute loi, de toute foi, de toute existence surhumaine, dans l’idolâtrie de l’homme se prenant lui-même pour Dieu, lui-même et lui seul, son seul plaisir et sa seule volonté! Et à ce mal vient s’en joindre un autre non moins déplorable : l’homme non-seulement n’adore plus que lui-même, mais il ne s’adore que dans la multitude où tous se confondent; il porte envie et haine à tout ce