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noblesse pour y substituer le pouvoir d’un seul, c’eût été appeler la démocratie à la vie. Je crains qu’il n’y ait eu plus de joie jalouse que d’intelligence dans l’applaudissement que nous avons donné à la toute-puissance du prince. Ce qu’il ôtait à nos maîtres, — liberté, dignité, indépendance, — il nous semblait qu’il nous le donnât à nous-mêmes. Personne n’ayant plus de garanties ni de franchises, nous avons compté pour un progrès manifeste de nous voir tous ravalés au même néant. Les roturiers avaient les charges, les places ; il n’en a guère fallu davantage pour apprivoiser notre humeur plébéienne. Nous admettons volontiers que c’est par amour pour nous qu’un Charles V, un Louis XI a daigné tout usurper ; nous aimons à nous dire que nous avons été l’objet permanent de sa pensée, que nous avons rempli de notre importance la vaste capacité de ses prodigieux desseins, et j’admire que les mêmes hommes qui détestent de nos jours de toute la puissance de leur cœur l’idée d’un nivellement social, qui ôteraient tout à tous pour ne laisser subsister que la grandeur de l’état, exaltent cette idée dès qu’ils la rencontrent dans le passé. Notre histoire est pleine de ces mots triomphans : « La noblesse a été privée de ses droits par la jalousie de nos rois, elle a perdu la vie politique dès le XVe siècle ; » mais ces droits dont on dépouillait les grands, voit-on que les petits en fussent revêtus ? Cette vie publique qu’on ôtait à la noblesse s’étendait-elle au reste de la nation ? Ceux qui étaient libres cessaient de l’être ; ceux qui ne l’avaient pas été encore l’étaient-ils davantage ? Je vois bien qu’il n’y a plus de patriciat, je ne vois pas pour. cela une démocratie naissante ; ni noblesse, ni peuple ; la noblesse a perdu tous ses droits politiques, le peuple n’en a acquis aucun. Dites-moi si c’est là le but du travail des siècles !

Par ces questions et par les réponses qui y sont faites, on touche bientôt le fond de nos systèmes, et l’on découvre avec étonnement que nous faisons marcher dans un ordre directement opposé la civilisation et la liberté. L’une augmente à mesure que l’autre diminue, et la première n’est complète chez nous, sous Louis XIV, que lorsque la seconde a achevé de disparaître. Ce divorce de la civilisation et de la liberté est le côté honteux de notre histoire. Chez les anciens, une pareille mutilation de la nature humaine n’existait pas. Les temps de liberté sont les temps glorieux ; les époques asservies sont les époques d’opprobre. Nos historiens ont fait des efforts prodigieux pour pallier ce vice. Si, à mesure que la société se perfectionne, les droits politiques s’effacent, il en résulte que le dernier terme de progrès dans l’homme serait le dernier excès de l’asservissement. Une si effroyable conséquence nous a naturellement effarouchés ; c’est pour en sortir que nous nous sommes jetés dans les