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LA PETITE COMTESSE.

a été démoli, et se retrouve par fragmens dans les maisonnettes du voisinage. L’église, qui a presque les proportions d’une cathédrale, est d’une belle conservation et d’un effet merveilleux. Le portail et le chevet de l’abside ont seuls disparu : toute l’architecture intérieure, les voussures, les hautes colonnes, sont intactes et comme faites d’hier. Là il semble qu’un artiste ait présidé à l’œuvre de destruction : un coup de pioche magistral a ouvert aux deux extrémités de l’église, à la place du portail et à la place de l’autel, deux baies gigantesques, de sorte que le regard, du seuil de l’édifice, plonge dans la forêt comme à travers un profond arc triomphal. Dans ce lieu solitaire, cela est inattendu et solennel. J’en fus ravi.

— Monsieur, dis-je au meunier, qui, depuis mon arrivée, observait de loin chacun de mes pas avec cette méfiance féroce qui semble particulière au pays, je suis chargé d’étudier et de dessiner ces ruines. Ce travail me demandera plusieurs jours : ne pourriez-vous m’épargner une course quotidienne du bourg à l’abbaye, en me logeant chez vous tant bien que mal, pendant une semaine ou deux ? Le meunier, Normand de race, m’examina des pieds à la tête sans me répondre, en homme qui sait que le silence est d’or : il me toisa, me jaugea, me pesa, et finalement, desserrant ses lèvres enfarinées, il appela sa femme. La meunière apparut alors sur le seuil de la salle du chapitre, convertie en étable à veaux, et je dus lui renouveler ma demande. Elle m’examina à son tour, mais moins longuement que son mari, et avec le flair supérieur de son sexe. Sa conclusion fut, comme j’avais droit de m’y attendre, celle du præses dans le Malade : — Dignus est intrare. Le meunier, qui vit la tournure que prenaient les choses, souleva son bonnet et me régala d’un sourire. Ces braves gens du reste, une fois la glace rompue, s’ingénièrent à me dédommager, par mille attentions empressées, de la prudence de leur accueil. Ils voulaient m’abandonner leur propre chambre, ornée des Aventures de Télémaque, à laquelle je préférai — comme eût fait Mentor, — une cellule d’une austère nudité, dont la fenêtre à petits carreaux losangés s’ouvre sur le portail ruiné de l’église et sur l’horizon de la forêt.

Plus jeune de quelques années, j’aurais joui très vivement de cette poétique installation, mais je grisonne, ami Paul, ou du moins j’en ai peur, bien que j’essaie encore d’attribuer à de simples jeux de lumière les tons douteux dont ma barbe s’émaille au soleil du midi. Toutefois, si ma rêverie a changé d’objet, elle dure encore et me charme toujours. Mon sentiment poétique s’est modifié, et je crois qu’il s’est élevé. L’image d’une femme n’est plus l’élément indispensable de mon rêve : mon cœur, plus calme, et qui s’étudie à l’être, se retire peu à peu du champ où s’exerce ma pensée. Je ne puis, je l’avoue,