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les abris les mieux fortifiés ou défendus par la nature. On atteint ainsi le double but d’ôter aux anciens possesseurs leur refuge et de le donner aux nouveaux. Sur cette règle, je laisse à d’autres à décider si, dans nos premiers établissemens en Algérie, nous avons été plus ou moins sages que les Romains ; mais je crois m’apercevoir que les Anglais dans l’Inde, commencent à s’inquiéter des conséquences que pourrait avoir pour eux une conduite absolument opposée.

Il est certain qu’en faisant attention à la science déployée dans cette occasion par les Romains, on trouve le secret de plusieurs choses qui sans cela passent pour inexplicables. Et d’abord on cesse de s’étonner du sort de la nation dace, quand on voit ses vainqueurs s’établir principalement dans tous ses lieux de refuge. En se postant dès leur arrivée au cœur des montagnes, les Romains ont coupé par lambeaux le corps de la nation ennemie, ils l’ont mise dans l’impossibilité de réunir jamais ses tronçons. Elle ne pouvait ni se rallier dans l’intérieur des terres, sur les plateaux, puisqu’ils étaient occupés, ni rentrer dans le pays par les défilés, puisqu’ils étaient fermés ; les colonies, liées entre elles, formant le cercle, faisaient face de tous côtés. Si les Daces eussent tenté de forcer le défilé de Vulcan, ils eussent trouvé en face les vétérans de Sarmizegethosa ; s’ils eussent tenté quelque chose au nord-est par les gorges de la Moldavie, du côté de Micaza et du Pas-de-Ghèmès, ils se fussent brisés contre le faisceau réuni des colonies de Napoca, de Patavissa, de Parolissum. Un seul point attaqué de cette vaste ligne concentrique, l’alarme était donnée à tous les autres. Ainsi les Daces ne pouvaient ni se défendre, ni attaquer. C’est pourquoi personne ne sait plus ce qu’ils sont devenus dans le monde. À partir du moment où est établi le système de Trajan, ils désespèrent ; comme tous les peuples privés d’espoir, ils disparaissent.

Voilà par quelles chaînes savantes les colonies latines ont été scellées dans le sol de la Dacie[1]. Dès lors vous pouvez vous expliquer aussi comment cette chaîne n’a jamais été entièrement rompue, comment même aujourd’hui ses anneaux partagés, séparés, font effort pour se rejoindre, se rattacher les uns aux autres. Remarquez que le système se prêtait d’avance à toutes les éventualités. Était-on sans crainte du côté des Barbares, n’avait-on rien à appréhender des invasions, les colonies se répandaient dans la plaine ; à portée des grandes routes militaires, elles allaient rayonner vers le Pruth jusqu’au municipe de Jassy (s’il faut en croire l’inscription mentionnée par d’Anville), jusqu’à Suczava aux sources de la Bistritza, jusqu’à Prætoria Augusta sur le Sereth, à Galatz sur le Danube, jusqu’à Nétiu Dava ou Sniatin aux frontières de la Buco-

  1. Michelet, Légendes du nord, — principautés danubiennes.