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il semble qu’elle n’ait fait que mieux préciser cette situation. Tandis que la littérature se débat dans les conditions pénibles qui lui ont été faites, le goût et les mœurs de l’industrie l’envahissent de plus en plus, c’est-à-dire que la ou une inspiration morale serait le seul levier capable de relever la pensée à sa juste hauteur, de lui rendre sa puissance indépendante et salutaire, on fait de l’intelligence la servante et la complice de l’esprit de spéculation, on l’assimile à une denrée dans le monde universel des producteurs et des consommateurs, on la soumet à toutes les règles et à toutes les combinaisons de l’industrie.

Depuis quelque temps surtout, il s’est élevé dans certaines régions une étrange émulation de bon marché, une concurrence véritable de l’intelligence au rabais. Comme on veut établir la vie matérielle à bon marché, ce qui ne semble pas si facile jusqu’ici, on veut avoir aussi la littérature à bon marché, une littérature fort mêlée, terne et vulgaire quand elle n’est pas périlleuse, qui se plie à tous les besoins et à toutes les curiosités, prend toutes les formes et vous suit en voyage. Oui, on a inventé la littérature qui supplée aux guides du voyageur. De toutes parts se multiplient les bibliothèques qui semblent avoir pour but de remplacer la qualité par la quantité. Et ce ne sont point seulement des livres, des bibliothèques, ce sont des journaux aussi, des journaux littéraires résolvant le grand problème de la vie intellectuelle au rabais. Du reste c’est à peu près au hasard, sans choix et sans direction, que se composent ces singulières encyclopédies. Qu’importent l’esprit, la pensée, la vérité même ? Ce seront des lambeaux d’histoire ou des romans, des mémoires de toute sorte ou des traductions équivoques, de la philosophie ou des récits de voyage. Dans ces amalgames bizarres, il y a un caractère particulier : c’est que le relief des meilleurs esprits s’efface et que les talens du dernier ordre ont autant de prix que les talens les plus rares. Sur tous s’étend le même niveau. N’est-on pas frappé de ce qu’il y a de trois fois dangereux dans ces entraînemens ? À l’égard du public, des lecteurs de toute classe auxquels on s’adresse, c’est une sorte de prosélytisme organisé de la vulgarité ou de la corruption. Quelles sont en effet la plupart de ces publications qui ont le souverain mérite du bon marché, comme s’il était de l’essence de la littérature de se mettre au plus bas prix ? Ce sont surtout des récits sans originalité et sans goût, des fictions insignifiantes, toutes les inventions en un mot qui ont énervé le sens moral de ce temps. Est-ce là la diffusion de la lumière intellectuelle ? y a-t-il là rien de semblable à ce qu’on pourrait appeler une littérature populaire ? Pour les écrivains, le triste résultat de ces mœurs envahissantes est de les détourner d’un travail sérieux et fortifiant, de les transformer en ouvriers d’une spéculation et de les contraindre à un labeur ingrat, énervant et éphémère. L’industrie matérielle des livres n’y gagne point davantage. La fabrication des œuvres littéraires finit par perdre de son prix ; elle se fait hâtivement. Dans les livres classiques eux-mêmes, l’absence de soin est de plus en plus sensible, outre qu’on peut apercevoir un autre symptôme dans la diminution de la vente de ce genre d’ouvrages. Autrefois l’industrie des livres s’élevait jusqu’à la hauteur d’un art libéral, d’une profession intellectuelle ; aujourd’hui l’intelligence descend jusqu’à l’industrie. C’est ainsi que tout