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Le patriarche de l’école française, M. Auber, vient de commettre un nouveau péché de jeunesse, qui se nomme Manon Lescaut, opéra-comique en trois actes. Infatigable, toujours sur la brèche, l’auteur de tant de partitions légères qui ont charmé toute une génération pendant quarante ans bientôt ne veut pas se retirer de la lice, où il fait encore très bonne figure. L’homme est un esprit servi par une machine qui contracte des habitudes qui deviennent, comme on sait, une seconde nature. Interrompre ces habitudes, changer d’allure, faire prendre le pas à sa monture ou même l’amble quand on a galopé toute sa vie à fond de train, produit une secousse qui est toujours dangereuse et souvent mortelle. M. Auber, qui a été un élégant cavalier, et qui tous les jours encore fait sa petite promenade au bois de Boulogne, trottinant, humant le frais et les douces mélodies qu’il s’empresse de fixer sur un carnet disposé à cet usage, ne veut point chanter encore avec un poète dont il possède quelques-unes des fragilités aimables :

Tircis, il faut penser à faire ta retraite :
La course de nos jours est plus qu’à demi faite ;
L’âge insensiblement nous conduit à la mort ;
Nous avons assez vu, sur la mer de ce monde,
Errer au gré des flots notre nef vagabonde :
Il est temps de jouir des délices du port[1].

Il est vrai de dire que la nef légère de l’auteur du Domino noir et de la Muette, n’ayant jamais essuyé de grosses tempêtes, n’a pas eu non plus de grandes avaries à réparer. Il n’a eu garde de s’aventurer trop loin des bords fleuris de la Seine, et si cela lui est arrivé une ou deux fois par excès de témérité à la suite de l’Enfant prodigue, qui l’a entraîné en Égypte, où il s’est trouvé un peu dépaysé, il s’en est revenu bien vite, promettant qu’on ne l’y reprendrait plus. Le sujet de Manon Lescaut, tout français par les grâces de l’esprit qui l’a conçu, était bien de nature à tenter la muse coquette de M. Auber. On est même étonné qu’il ait attendu si tard pour chanter les caprices de cette folle Mimi Pinson, de cette Frétillon du XVIIIe siècle, qui a fini comme elles finissent toutes, à la belle étoile. M. Scribe, qui est un ogre, un vampire, qui se nourrit du sang des plus beaux chefs-d’œuvre de la littérature française, a traité celui de l’abbé Prévost comme il avait traité la Bible dans l’Enfant prodigue; il a mis sa prose à la place de la poésie. Ce qui prouve que M. Scribe vieillit aussi quelque peu, c’est qu’il devient moral dans ses libretti. Il s’attendrit outre mesure, et les larmes de repentir mouillent incessamment ses paupières. Aussi la Manon qu’il nous a donnée, ce n’est plus Manon ; non, non, ce n’est plus Lisette, et sans la catastrophe finale qu’il a bien été obligé de conserver, il n’y aurait que le titre de commun entre ces trois actes et l’admirable épisode qui a immortalisé le nom de l’abbé Prévost.

Il nous suffira de dire que le marquis d’Hérigni est un brillant colonel qui, par un beau jour d’été, a fait la rencontre de Manon, dont les charmes

  1. Racan, stances sur la Retraite.