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conseils de Gérard, il ouvrit le sien à l’un des collèges d’Aberdeen, neuf ans après que Reid avait commencé à enseigner dans l’autre. Il demeura pendant plus de trente ans professeur, et quoiqu’il ait toujours un peu négligé la logique et même la métaphysique proprement dite, ses leçons sur la nature morale de l’homme et sur les grandes vérités religieuses firent une heureuse opposition aux systèmes destructifs de Hume. La doctrine du common sense le compta pour un de ses plus fidèles défenseurs, s’il n’est pas un des plus pénétrans ni des plus originaux. Ses ouvrages en prose sont bien écrits et méritent l’estime des philosophes, quoiqu’un peu entachés de déclamation. Ses leçons ont laissé des souvenirs d’une haute moralité à ceux qui les ont entendues, et je pourrais citer un membre très distingué de la chambre des communes qui n’en parle encore qu’avec une profonde reconnaissance.

Peu après l’année 1760, l’Écosse recevait donc en même temps les leçons de Reid, de Smith, de Beattie, de Blair et de Ferguson. C’est de cette époque qu’il faut dater l’ère de la prospérité intellectuelle de cet heureux pays.

Mais Smith ne devait pas rester longtemps confiné dans le monde universitaire. Le succès de sa Théorie des sentimens moraux, publiée en 1759, avait attiré sur lui l’attention de Londres et de Paris. La proposition lui fut faite d’accompagner sur le continent le jeune duc de Buccleugh. Il accepta, et partit pour la France, où l’attendait Turgot dans le salon d’Helvétius.

Il était l’ami et au fond le disciple modéré de Hume. Ce n’était pas sans résistance au sein même de l’université que l’esprit de leur doctrine avait dû s’y faire jour. La preuve, c’est que par opposition la place de Smith fut donnée à Reid, et cette promotion, qui assurément ne fit pas un grand bruit dans le monde, peut être regardée comme un événement dans l’histoire de l’esprit humain ; car elle arrêta l’Écosse savante sur la pente de l’uniformité philosophique du XVIIIe siècle, et constitua en regard des doctrines de Locke, de Hume et de Voltaire, une école indépendante. Si Reid n’avait pas été appelé sur cette scène nouvelle, peut-être sa tentative serait-elle demeurée isolée, inconnue. Peut-être n’y aurait-il pas eu véritablement de philosophie écossaise. La France elle-même doit plus qu’elle ne pense à l’élection qui fit passer Reid d’Aberdeen à Glasgow.

C’est alors que Ferguson engagea lui-même son plus brillant élève, le jeune Dugald Stewart, à aller entendre les leçons du professeur de Glasgow. Le mouvement nouveau se prononça de plus en plus et gagna de proche en proche. Cependant, parce que l’esprit qui animait la nouvelle philosophie semblait en réaction contre Hume, on aurait grand tort de supposer qu’elle fût un appel au préjugé