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remercions donc M. Véra d’avoir entrepris de traduire et de commenter l’ouvrage le plus complet de Hegel : l’Encyclopédie des Sciences philosophiques. Comme prélude de ce grand travail, il nous donne une exposition générale du système de Hegel faite avec beaucoup d’habileté, dans un style ferme et précis, qui concilie l’exactitude scientifique avec une certaine clarté. Pour nous, disons seulement l’impression générale qui résulte de cette lecture : c’est que le système de Hegel est une des tentatives les plus grandes et les plus considérables de la raison spéculative, de sorte que rien n’est moins juste que de la réduire à un tissu de contradictions, ou d’y voir une école de matérialisme et d’athéisme. Hegel est si peu matérialiste, que pour lui les corps ne sont que la moindre réalité ; l’idée seule existe véritablement. Il est si peu athée, qu’il regarde le monde visible comme une manifestation très imparfaite des idées divines. La religion est à ses yeux un des développemens légitimes de la nature humaine ; il la respecte sous toutes ses formes, et se plaît à reconnaître dans les mystères et les symboles du christianisme les plus sublimes vérités. J’ajoute qu’en politique Hegel a toujours été un libéral modéré, et que ses vœux les plus hardis ne dépassaient pas l’horizon de la monarchie constitutionnelle. Voilà l’homme qu’on traite de sophiste et de méchant !

On me demandera si je suis devenu hégélien. Pas plus hégélien que spinoziste. Je dis que Hegel et Spinoza sont deux hommes de génie, que leurs systèmes sont des conceptions de l’ordre le plus élevé, qu’on n’est pas philosophe tant qu’on n’est pas entré dans la profondeur de ces conceptions, qu’elles n’ont rien à démêler avec le matérialisme et l’athéisme des Helvétius et des d’Holbach, en un mot qu’elles renferment de grandes vérités mêlées de grandes erreurs.

Il serait digne de notre temps de laisser là les déclamations, les injures, les qualifications blessantes, de soumettre le système de Spinoza et celui de Hegel à une critique approfondie, de marquer le point où Spinoza dévie de Descartes, où Hegel dévie de Kant, où Kant lui-même s’écarte de la large route du sens commun, de prendre dans ces deux grandes philosophies, le cartésianisme et le kantisme, les immortelles vérités qu’elles ont répandues dans le monde, afin de les unir ensemble et de préparer ainsi à la seconde moitié de notre siècle une philosophie capable de satisfaire l’immense besoin de croire qui tourmente aujourd’hui l’élite des esprits. L’histoire, l’érudition, la critique, ne peuvent, il est vrai, remplacer cette œuvre d’organisation et de création ; mais si elles servent à la préparer, le bienfait n’est pas médiocre, et c’est pourquoi nous signalons leurs travaux à l’attention et à la reconnaissance des amis de la philosophie.

Émile Saisset.