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limites de l’octave et sous la pression de l’harmonie, qui lui impose ses lois de régularité. Les différentes échelles musicales ne seraient alors que des formes mélodiques plus ou moins originales ou ingénieuses, des espèces de dialectes remplis de nuances, d’exceptions et de subtilités, qui finissent par disparaître devant la langue régulière qui les absorbe dans son unité savante, comme la langue toscane s’est formée des différens dialectes qui se parlaient en Italie, et dont elle a dû repousser les nombreux idiotismes. Cette opération mystérieuse de l’instinct, qui va de la sensation confuse et complexe à la multiplicité des aperçus pour aboutir à l’unité savante, c’est la loi de notre développement intellectuel qui se manifeste dans toutes nos connaissances, et surtout dans la formation des langues littéraires.

Aussi n’est-ce pas sans raison que j’ai comparé les différentes échelles musicales qui ont pu exister, ou qui existent encore chez des peuplés restés en dehors de notre civilisation, aux dialectes nombreux qui précèdent la formation d’une langue littéraire. Rousseau, qui a remarqué cette analogie, n’en a pas compris toutes les conséquences. C’est un fait historique parfaitement démontré, qu’une langue est d’autant plus compliquée, remplie d’exceptions, de raffinemens et de subtilités grammaticales, qu’elle est près de sa source et loin de ce degré de perfectionnement où elle arrive par les efforts du temps, du peuple surtout, qui simplifie tout ce qu’il touche, et des grands écrivains, qui la fixent par des chefs-d’œuvre. La même différence existe entre deux langues parlées par deux peuples qui n’ont pas le même degré de culture : la plus ingénieuse et la plus riche en combinaisons grammaticales sera celle qui n’a pas encore atteint son entier développement. Prenons pour exemple les langues modernes qui sont nées de l’altération de la langue latine, c’est-à-dire l’italien, le français et l’espagnol. À partir des VIIIe et IXe siècles nous voyons l’instinct des peuples nouveaux, mélange de Barbares et de Romains abâtardis, se débarrasser peu à peu des formes savantes de la langue souveraine, repousser les cas, tronquer les mots, raccourcir les phrases, altérer les rhythmes et la prosodie, dépouiller ce luxe et cette magnificence de la langue de Cicéron, que le génie pratique d’Auguste avait déjà condamnés, pour se créer un instrument plus simple,et mieux adapté aux besoins d’intelligences plus nombreuses et moins cultivées. De cette première transformation, accomplie vers le XIe siècle, sont nés les dialectes romans, qui ne sont pas encore les langues modernes, et qui occupent, dans ce travail de décomposition et de reconstitution, un point d’arrêt d’une grande importance dans l’histoire. Ces dialectes, dont le plus remarquable fut celui qu’on parlait dans le midi de la France, et qu’on appelle la langue