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les gorges du Caucase. De quel côté se trouve la vérité ? Un récit curieux, dont une captivité de plusieurs mois dans le sérail de Chamyl a fourni les élémens, vient donner raison en même temps à l’une et à l’autre opinion. Il nous montre dans Chamyl et dans ceux qui l’entourent moins encore les guerriers fanatiques dont on a tant parlé que des hommes assez sensibles au prestige des grosses rançons, et très habiles à conduire, dans leur intérêt le mieux entendu, des négociations financières assez compliquées. Divers propos de Chamyl, recueillis par ses prisonnières, donnent en outre à entendre que les efforts imposés à l’Occident par deux années de guerre contre la Russie, loin d’encourager le prophète à des agressions nouvelles, l’avaient plutôt disposé à attendre l’issue de la lutte. L’épisode que nous voulons retracer montre ainsi sous un nouveau jour des hommes et des mœurs encore mal connus. Les faits, les détails qu’il contient sont assez significatifs pour que nous les laissions parler d’eux-mêmes, quitte à en tirer ensuite quelques conclusions qui auront pu être aisément pressenties par le lecteur.

I.

À l’ouest de Tiflis, capitale de la Géorgie, s’étend une des plus riches provinces de ce gouvernement. La Kakhétie, — tel est le nom de cette heureuse contrée, — l’emporte de beaucoup, par la douceur du climat et l’étonnante fertilité du sol, sur les plaines et les vallées qui l’entourent. L’aspect du pays est, au dire de tous les voyageurs, celui d’un magnifique jardin. Par malheur pour les paisibles habitans de la Kakhétie, ce jardin touche aux montagnes du Lesghistan, où campent quelques-unes des plus sauvages tribus du Caucase. Un cordon militaire défend, il est vrai, les frontières de la province ; mais comme il embrasse une étendue de 160 kilomètres au moins, les postes dont il est composé ne peuvent toujours arrêter les incursions des Lesghes. C’est tout au plus s’ils suffisent à châtier ces indomptables ravisseurs, lorsque, chargés de butin, ils regagnent leurs montagnes. Les événemens que nous avons à retracer eurent pour origine une de ces incursions toujours repoussées et toujours renaissantes. Cette fois les victimes qu’elle frappa appartenaient aux plus hautes classes de la société russe. Aussi les annales militaires du Caucase comptent-elles peu d’épisodes dont l’aristocratie de l’empire se soit plus vivement préoccupée.

Vers les premiers jours du mois de juin 1854, le prince David Tchavtchavadzé, attaché au général commandant le corps d’armée russe dans le Caucase, fut envoyé dans le nord de la Kakhétie, où il devait se mettre à la tête de la milice du district de Karélie, qui venait d’être appelée sous les armes. Cette troupe, peu aguerrie, mais