Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 3.djvu/529

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

assurer un tiers de l’héritage à Blanche, et un tiers à chacun de ses deux enfans. Je crois que son père lui-même, faisant trêve à ses ressentimens, eût ainsi arrangé le partage.

— On vous traitera de don Quichotte, dit Harley, mais j’estime que vous avez bien agi.

— Oui ; ma fortune est encore à faire, et cet événement-ci n’est rien moins qu’un bon pas rétrograde, répliqua mon frère ; mais à quoi serviraient ces muscles et ces nerfs, cette bonne trempe morale et physique, si la richesse me tombait ainsi sur la tête, comme une tuile ? Non : fait pour agir, je veux de l’action ; j’y trouve ma joie. Ma maison d’ailleurs sera plus solide, bâtie pierre à pierre, que si c’était un de ces châteaux aériens, comme il s’en forme dans les brouillards d’Espagne… Qu’en dites-vous, Grisell ?… Vous n’ouvrez pas la bouche.

— Je dis, mon frère, que votre sœur est fière de vous.

— Ta ! ta !… je n’ai obéi qu’au sentiment du devoir, et vous m’avez prêché depuis mon enfance qu’il n’y avait pas grand mérite à faire ce qu’on doit… Une tasse de thé, je vous prie, et ne parlons plus de tout ceci.

Quinze jours après, nous étions en route, non pour Edimbourg, mais pour la Suisse. M. Langley et Marian y habitaient la petite ville de Bienne. Une lettre de ma sœur était arrivée, me demandant de les aller voir, et sans tarder. Ces mots soulignés m’avaient fait réfléchir, et Harley s’étant décidé à m’accompagner, je résolus de partir dans le plus bref délai. La tante Thomasine fut prévenue, et l’intrépide bonne vieille voulut être du voyage. Nous nous mîmes-en route sans grandes appréhensions et comme pour une partie de plaisir, nous remémorant la gaie jeunesse de notre Rayon de Soleil, persuadés que nous allions la revoir comme en ses plus beaux jours et nous promettant bien de la ramener avec nous.

Je me suis souvent demandé depuis comment la vie, si pleine de déceptions, nous laisse si peu prévoyans de ce qu’elle nous garde presque à tous les détours du rude chemin qu’elle nous fait parcourir. Nous quittions une tombe à peine refermée, et, sans nous douter que nous marchions vers une tombe près de s’ouvrir, nous causions gaiement de Marian, de sa radieuse jeunesse, et de sa fille Ruth, en qui nous allions sans doute retrouver les grâces câlines, la gentillesse folâtre de notre Rayon de Soleil. Hélas ! du premier coup d’œil je compris le sens funèbre de ces mots soulignés : Venez sans tarder ! Marian, quand on nous fît entrer dans sa chambre, était étendue sur un divan près de sa fenêtre, ouverte sur ce lac, profondément encaissé de tous côtés par les roches grisâtres du Jura, et dans lequel, au midi, vient se réfléchir la chaîne brillante des Alpes. À ses pieds,