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un jour deux qui dormaient dans un trou pratiqué au fond de la glace ; nous bouchâmes l’ouverture de la caverne avec des glaçons pour leur fermer toute retraite, et à travers les interstices nous les éveillâmes avec nos lances[1].

Quand les navires n’ont pas été heureux dans la pêche de la baleine, ils se rabattent sur la pêche du phoque. Quelques-uns même, surtout depuis ces dernières années, bornent leurs prétentions à la capture de ces animaux. De mon temps, on ne s’occupait guère de la chasse aux phoques ou chiens de mer que dans les momens perdus. Par une assez belle matinée de mai (du moins pour les mers du Groenland), nous longions les côtes de l’île Saint-Maurice dans une chaloupe, le capitaine, moi, un harponneur, et quatre hommes qui tenaient les rames. Il faut avoir visité les régions arctiques pour se faire une idée du silence. Ce que nous appelons le silence dans les climats tempérés n’est qu’un concours de bruits avec lesquels l’oreille de l’homme est tellement familiarisée, qu’on ne les saisit plus. L’air le plus calme est animé par des millions d’insectes qui bourdonnent une chanson imperceptible. Dans les mers et sur les côtes arctiques, ces faibles murmures n’existent même plus : le ciel est muet comme un tombeau de glace. Nous manœuvrions par un de ces majestueux silences. Le bruit de nos rames, répercuté de rocher en rocher par les échos des cavernes, tombait à temps égaux sur cette tranquillité générale de la nature, et, comme le son est un phénomène relatif, on eût dit à chaque fois le grondement lointain du tonnerre. L’eau était immobile. Une légère vapeur fumait à la surface de la mer, et s’étendait comme un voile que commençait à blanchir la lumière croissante. De temps en temps, la tête d’un phoque tachetait d’un point noir et huileux les lames unies, semblables aux vagues d’un immense lac. L’animal semblait jouir de la vue du bateau, puis replongeait à l’instant même, sans qu’une ride, sans qu’un pli indiquât l’endroit où le miroir venait de se briser. — Ramez ! chuchota le capitaine, qui avait toujours une carabine à la main et qui était un habile tireur. La chaloupe redoubla de vitesse, puis les rames suspendues laissèrent glisser de côté la proue du long bateau, qui fendit l’onde comme un trait. Le capitaine se leva et déchargea son arme. Le coup retentit comme la voix

  1. Les morses sont très convoités à cause de leurs défenses. Ces défenses, du plus bel ivoire, servent aux dentistes pour fabriquer les fausses dents. Lorsque l’animal est jeune et que les défenses ne sont pas encore développées, on le prendrait volontiers de loin pour un homme. Une telle ressemblance a sans doute donné lieu dans les temps anciens aux histoires fabuleuses de sirènes et de tritons. Ces animaux curieux aiment en effet à élever leur tête hors de l’eau et à regarder les vaisseaux qui passent.