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intitulé la Vie est un songe. Il cite avec amour l’auteur de La vida es sueño, comme il cite les religions et les cosmogonies orientales. Pour lui aussi, la vie est un rêve, un rêve affreux, un cauchemar étouffant, et la douleur que lui cause cette découverte est souvent empreinte d’une majesté lugubre. Que sont les vagues tristesses de Werther, de René, d’Obermann, de Childe-Harold, auprès de la souffrance du métaphysicien persuadé que ce monde où nous sommes n’est que l’irréparable erreur de la volonté infinie? Ces délires, encore une fois, ont excité la curiosité de l’Allemagne comme un poème indien qu’on aurait tout à coup exhumé; mais, le poème une fois lu, l’Allemagne retournera à sa tâche. Le système du sage de Francfort ne séduira pas ce pays, possédé du désir de l’action; il est plutôt fait pour le guérir à jamais de l’énervante folie du mysticisme.

Si l’Allemagne ne veut plus du mysticisme, le matérialisme ne lui sourit pas davantage. On l’a bien vu dans la récente querelle sur la nature de l’âme. Les jeunes hégéliens se taisent depuis plusieurs années. M. Feuerbach s’est enfermé dans la solitude ; M. Daumer est revenu à la poésie; M. Bruno Bauer publie des brochures politiques, et attend que la Russie, en nivelant l’Europe, fraie la route aux révolutions de l’avenir. La jeune école hégélienne s’est donc dispersée devant le soulèvement de la conscience publique, mais elle a laissé derrière elle les traces de son passage. Sortie de l’idéalisme de Hegel, tombée, de chute en chute, jusqu’à l’empirisme de d’Holbach et de Lamettrie, elle a trouvé parmi les naturalistes certains esprits fort disposés à recueillir ses enseignemens. M. Feuerbach en était venu à soutenir que l’esprit était une substance matérielle, une transformation du phosphore. — L’homme est ce qu’il mange, disait-il, employant à ce sujet un calembour allemand très digne d’une telle pensée : der Mensch ist was er iszt. Une nourriture vulgaire produit les cerveaux communs; une nourriture délicate, où le phosphore abonde, engendre la finesse et la subtilité de l’intelligence... — Une fois descendu si bas, M. Feuerbach devait se taire ; la physiologie et la chimie avaient seules le droit d’expliquer la nature de l’âme. C’est précisément ce qui est arrivé : M. Feuerbach, à l’heure qu’il est, n’a plus rien à dire; la parole est à M. Charles Vogt et à M. Jacob Moleschott.

Raconterai-je ici les faits et gestes de cette singulière école philosophique? M. Charles Vogt est un naturaliste d’un rare mérite, tous les juges compétens l’affirment; c’est de plus un esprit fantasque, qui, soit dans ses livres, soit à la tribune de l’assemblée nationale de Francfort, a déployé une verve drolatique, une faconde rabelaisienne à éclipser Panurge. Ni sa grandeur ni sa décadence n’ont modifié ses allures. Il a été, on s’en souvient encore au-delà