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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 4.djvu/633

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chaîne de premiers établissemens autour desquels tous les autres viendront plus tard se grouper.

Si l’achèvement du chemin de fer du Pacifique pouvait ainsi concorder avec un plan de colonisation de l’intérieur du continent, les conséquences économiques d’une telle œuvre seraient incalculables. Le commerce entre l’Asie et l’Europe, qui depuis si longtemps reste à peu près stationnaire, prendrait un développement inattendu. Le chemin de fer du Pacifique aurait sur l’extension des rapports entre les races européennes et les populations denses de l’Asie une influence bien autrement directe et profonde que l’ouverture de l’isthme de Suez ou de Panama. Toutes les considérations qu’on a fait valoir à l’appui de ces gigantesques entreprises semblent encore grandir et prendre une portée plus élevée, quand on les applique à celle que nous venons d’étudier. Le chemin de fer du Pacifique ouvre à l’esprit un horizon plus vaste et plus nouveau. Il n’offrirait pas seulement une route plus rapide au commerce, mais produirait un déplacement dans les populations d’une grande partie du globe, et, comme le mouvement de l’émigration chinoise semble l’indiquer, amènerait sans doute une fusion des races asiatique et européenne dans les parties occidentales et centrales de l’Amérique du Nord. Qu’on ne croie point que ce projet, qui a pris, comme les événemens les plus récens nous rapprennent, une place dans le programme des partis aux États-Unis, ne soit qu’une arme électorale, une de ces promesses brillantes et mensongères que l’on jette en pâture à une opinion publique avide et facile à passionner. L’avenir d’une telle œuvre n’est pas irrévocablement lié au triomphe d’une coterie, au succès d’une candidature quelconque, fût-ce même celle de M. Frémont, aujourd’hui adoptée par le plus honorable des partis américains. Il y a des intérêts que les courans passagers des événemens ne peuvent ni vaincre ni changer; le temps, au lieu de les détruire, les fortifie. Des difficultés de plus d’une espèce peuvent retarder pour un temps indéfini l’exécution du chemin de fer du Pacifique : il suffit d’indiquer les crises commerciales, les obstacles matériels, les luttes intestines de l’Union, un ralentissement subit de l’émigration, les complications de la politique extérieure; mais la nation qui convoite déjà les îles Sandwich, qui a fait un traité avec le Japon, qui a construit à Panama un chemin de fer et une route dans le Nicaragua, aura toujours intérêt à établir une communication continentale entre les deux océans. Un projet dont l’exécution doit rendre l’Amérique maîtresse des marchés de l’Asie et de l’Océan-Pacifique tout entier ne peut jamais retomber entièrement dans l’oubli.


AUGUSTE LAUGEL.