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ou président de république, Rosas, Iturbide, ou Santa-Anna. La patrie est sauvée pendant plus de six mois, jusqu’à ce qu’un autre chef non moins désintéressé, non moins glorieux, non moins invincible, se soulève à son tour et fasse fusiller le premier. Quelquefois celui-ci prend les devans, et s’enfuit en Angleterre ou aux États-Unis avec le fruit de ses économies.

Au milieu du désordre universel, les Yankees s’emparent du commerce, de l’industrie, de la culture des terres ; ils échappent seuls, grâce à la protection de leur gouvernement, aux désastres qui naissent des révolutions continuelles. Puis bientôt, devenus assez nombreux pour dominer leur nouvelle patrie, ils font ouvertement appel à la force, intimident les malheureux Guatémaliens, pèsent sur les élections, se couvrent du nom de quelque chef indigène dont la trahison leur ouvre partout un accès, deviennent maîtres du pouvoir, du trésor, des terres publiques, se partagent ces dépouilles, et menacent de porter à l’isthme de Panama la frontière des États-Unis. Telle est en peu de mots l’histoire de Walker.

On pourrait ici se demander si le droit des gens a beaucoup gagné au progrès de la démocratie dans les deux mondes, et si un peuple entier n’est pas aussi facile à entraîner qu’un seul homme dans la voie de l’injustice et de l’usurpation. Un roi du moins, si absolu qu’il soit, est responsable des actes de son gouvernement, et même plus il est absolu, plus il est responsable ; mais une multitude est toujours irresponsable. Quel compte peut-on demander à vingt-trois millions d’hommes ? Quel que soit son vote, un citoyen répondra toujours : Ce n’est pas mon vingt-trois millionième de volonté nationale qui a décidé la question. Pourquoi vous en prendre à moi plutôt qu’à mon voisin ? Cette remarque n’est pas, tant s’en faut, une critique de la démocratie, qui est aujourd’hui la forme nécessaire de la plupart des sociétés civilisées, et qu’on ne peut éviter de subir, même quand on ne l’aime pas ; mais jusqu’à ce que l’opinion publique de toutes les nations juge les peuples prévaricateurs et soit assez forte pour faire respecter ses arrêts, on doit avouer que la paix du monde, quelle que soit d’ailleurs la puissance des intérêts et des idées philosophiques, court grand risque d’être aveuglément compromise par des masses ignorantes et brutales.

L’entreprise de Walker n’est pas la première de ce genre[1]. Sans remonter

  1. Vers 1820, un amère-cousin de Rob-Roy, M. Mac Gregor, après avoir herborisé longtemps dans la Colombie, sous prétexte de combattre les Espagnols et d’affranchir l’Amérique, prit, en récompense de ses exploits, le titre de général. Il réunit quelques soldats, s’empara de l’ile de Ruatan, qui fait face à la côte des Mosquitos, noua des relations avec George-Frédéric, chef des Mosquitos, l’invita à dîner, et, après le repas, profita de l’ivresse du sauvage pour lui faire signer un acte par lequel George-Frédéric lui vendait pour quelques bouteilles de rhum la partie de ses états connue sous le nom de Poyaisie. L’acte passé en bonne forme, il s’agissait de prendre possession du pays cédé. Mac Gregor, laissant là son convive, partit pour l’Angleterre. Heureusement pour lui, les spéculations sur l’Amérique faisaient alors fureur à la bourse de Londres. On ne rêvait que de coloniser et d’exploiter ce merveilleux pays fermé par la jalousie de l’Espagne à toutes les nations maritimes. De toutes parts se formaient des sociétés pour la navigation des rivières, pour la construction des canaux, pour l’exploitation des mines de Potosi et la propagation de la religion protestante. Mac Gregor fut reçu avec enthousiasme. On crut à l’avenir de ce roi improvisé. C’était un Raleigh, un Clive, un Hastings. L’emprunt royal poyais, à peine émis, fut coté avec une forte prime, et l’argent versé servit d’abord à payer les dettes du nouveau roi, puis à fréter quelques navires, sur lesquels Mac Gregor s’embarqua avec plusieurs milliers de colons. Il apportait à ses nouveaux sujets une constitution modèle, je veux dire calquée sur celle de l’Angleterre : chambre des lords, chambre des communes, responsabilité des ministres, inviolabilité du roi, loi sur la régence, rien n’y manquait de ce qui fait le bonheur des peuples et la joie des parlemens ; mais George-Frédéric et les Poyaisiens le reçurent à coups de fusil. Les colons se dispersèrent, les souscripteurs de l’emprunt redemandèrent leur argent ; Mac Gregor effrayé passa sur le continent, et offrit son royaume aux Parisiens, qui n’en voulurent pas. Ainsi naquit et mourut le royaume de Poyaisie.