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appliqués à des sentimens vrais revendiquent Diderot comme leur parrain. En relisant le Père de Famille, on s’explique sans peine, on est amené à juger avec plus d’indulgence les tentatives qui se font aujourd’hui sur le même terrain. Des deux parts, c’est la même grandeur dans les mots, la même puérilité dans l’invention. Quand le drame de Diderot n’aurait pas d’autre mérite que d’enseigner l’impuissance des doctrines développées par l’auteur, il faudrait encore le recommander. Si Regnard et Lesage négligent presque toujours d’indiquer la leçon contenue dans leurs compositions comiques, Diderot signale son intention à outrance. Il cherche, il rencontre parfois l’attendrissement; mais ce qui le préoccupe constamment, c’est d’exposer ses principes. Or il est impossible d’intéresser la foule d’une manière permanente et de satisfaire aux conditions de la poésie dramatique sans oublier, sans dissimuler du moins, les principes qu’on veut mettre en lumière. Si l’idée ne s’incarne pas dans un personnage et s’obstine à se présenter comme idée, fût-elle cent fois vraie, elle n’a pas chance de succès, ou n’obtient qu’un succès passager. C’est ce qui est arrivé au Père de Famille.

Le dernier nom qui se présente à nous, car je crois inutile de caractériser Crébillon malgré les pages très dignes d’étude que nous offrent ses tragédies, est celui de Sedaine. L’auteur du Philosophe sans le savoir n’est pas un écrivain habile, ce qui s’explique facilement par les travaux qui ont occupé sa jeunesse. Il ne connaît qu’imparfaitement non-seulement les artifices, mus les lois du langage. Cependant, par l’ingénuité des sentimens, par la naïveté de l’expression, il rappelle souvent Jean de La Fontaine, et parmi les plus habiles de nos jours, il y en a bien peu qui méritent un tel éloge. Le personnage de Victorine est un des plus gracieux du répertoire, le personnage d’Antoine un des plus émouvans, et sa comédie tout entière laisse dans l’âme du spectateur un souvenir tendre et profond que les combinaisons les plus ingénieuses, les artifices les plus savans, ne réussiront jamais à dominer. C’est pourquoi Sedaine, malgré les incorrections qui déparent ses ouvrages, peut être lu avec fruit. C’est l’antidote le plus salutaire que je connaisse contre la lecture de Diderot : après le Philosophe sans le savoir, le Père de Famille est sans danger. Ame naïve, cœur généreux, Sedaine enseigne le devoir sans jamais prendre le ton de l’enseignement, et l’admiration redouble quand on pense qu’il créait le personnage de Victorine neuf ans avant la mort de Louis XV.

Si l’on essaie de saisir et de caractériser l’état de l’esprit français au XVIIe et au XVIIIe siècle, on ne tarde pas à s’apercevoir que depuis 1636 jusqu’en 1789 les idées ont toujours dominé les faits. C’est un signe dont il faut tenir compte pour juger le développement