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de la poésie dramatique. En lisant les lettres de Mme de Sévigné, on est frappé des questions qui occupaient alors la société. Au milieu des épanchemens de sa tendresse pour Mme de Grignan et des récits les plus frivoles sur la ville et sur la cour, elle trouve moyen de placer des pages animées de l’enthousiasme le plus sincère pour la philosophie de Descartes. Les lectrices d’aujourd’hui doivent être quelque peu surprises en voyant Mme de Sévigné s’occuper de l’origine de nos connaissances, de la certitude, des droits de la raison, de la formation de l’idée de Dieu, et leur étonnement est d’autant plus naturel, d’autant plus légitime, que bien des hommes qui se comptent parmi les sages n’attachent pas à ces problèmes une grande importance. Ceux qui s’en occupent sont traités de songes-creux, de rêveurs inutiles, incapables de remplir dans l’état aucune fonction. Au temps de Mme de Sévigné, le dédain ou l’ignorance de la philosophie n’était pas une preuve de sagesse; il était de bon goût de savoir à quoi s’en tenir ou du moins d’avoir un avis sur la destination de l’homme dans cette vie, et même d’essayer de deviner ce que devient l’âme humaine après la dissolution du corps. Cet état de la pensée n’était pas sans profit pour la poésie dramatique. L’importance attribuée à Descartes ne faisait aucun tort à Corneille. Après avoir discuté les Méditations, on discutait Cinna, et chacun apportait dans cette double discussion une ardeur, une sincérité, une abondance d’argumens, dont nous pouvons nous former une juste idée en lisant les récits laissés par les contemporains. Non-seulement les interlocuteurs connaissaient familièrement tous les livres où Corneille avait puisé ; mais, comme ils étaient nourris d’études philosophiques, ils suivaient sans fatigue toutes les réflexions du poète sur les lois établies par l’antiquité, c’est-à-dire qu’ils s’étaient préparés à l’intelligence de l’histoire et de la poésie par l’intelligence des idées pures. Les régions élevées où vivait alors l’esprit français l’avaient initié aux questions les plus difficiles, si bien que lorsqu’il descendait dans le domaine des faits, il comprenait sans effort ce qui nous semble aujourd’hui réclamer des méditations laborieuses. La poésie, s’adressant à des auditeurs ainsi préparés, se trouvait obligée de se maintenir dans les régions qu’ils connaissaient depuis longtemps : les conceptions dramatiques étaient pleines de grandeur parce que l’auditoire et le poète maniaient chaque jour les idées les plus élevées.

Au XVIIIe siècle, il faut reconnaître que l’esprit français n’étudiait pas avec le même empressement les questions qui avaient excité des orages au siècle précédent. Toutefois, s’il donnait aux faits une attention très vive, il n’avait pas renoncé à cultiver la pensée pour elle-même. Tout en se préoccupant constamment des applications