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Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/144

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et chaque boyard a aujourd’hui son juif, comme une grande maison a ou avait un intendant, un précepteur, ou un abbé. Ils ont, avec l’imprudent et coupable assentiment des propriétaires, couvert les campagnes de cabarets, où ils vendent une eau-de-vie de fruits qui enlève au paysan presque tout ce qu’il gagne et tarit la source même de sa richesse, la vigueur de ses muscles. Enfin le juif est tailleur de dames, et fait quelquefois des corsages et des tailles que ne désavoueraient pas les meilleurs ateliers de Paris. Les juifs peuplent maintenant des bourgs, des villages, comme en Galicie ; quelques-uns même sont devenus fermiers de terres comme en Pologne, où tout leur est livré jusqu’aux églises des villages, devenues entre leurs mains des magasins d’ustensiles aratoires ou de céréales. En général ils sont durs pour les paysans. Jusqu’ici, ils ne peuvent en aucun cas acquérir des terres ; les exceptions qui existent en faveur des chrétiens étrangers ne leur sont pas appliquées, la naturalisation même ne leur donne pas ce droit. J’ai connu des Moldaves très éclairés, très humains: à les entendre, c’eût été un véritable malheur que d’autoriser les juifs à acquérir des propriétés territoriales. Les Moldaves ont la conviction que les juifs, aidés de cette autorisation, seraient avant vingt ans, par l’usure et l’excès de leur habileté en affaires, propriétaires de la moitié de la principauté. — Il est certain que cela est grave, et qu’un sentiment aussi universellement et aussi profondément enraciné cesse d’être un préjugé pour mériter d’appeler l’attention des hommes d’état. Il faut ajouter que les Israélites, en Pologne, en Bukovine et en Moldavie, vivent en dehors de la société par leurs mœurs, leur costume et leur attachement aux vieilles habitudes talmudiques. Plus ils se rapprocheront de la société chrétienne, et plus ils auront droit à l’égalité devant la loi. En Valachie, ils sont en très petit nombre, l’autorité leur ayant toujours créé des difficultés ; mais ceux qui y sont établis, et notamment les banquiers, qui y ont des maisons considérables, sont entrés dans la société européenne par leurs mœurs et leur façon de vivre. Dans les deux principautés, ils ont le libre exercice de leur culte.

Dès mon séjour à Yassy, quelques-uns des abus dont souffre la société moldo-valaque se révélaient à moi. En Valachie, et à Bucharest surtout, j’allais voir ces abus s’accuser plus vivement encore. Les deux pays diffèrent singulièrement d’aspect quand on entre en Valachie par Fokchani. La culture est inférieure sur le territoire valaque en général, et surtout dans les immenses plaines qui de la frontière moldave s’étendent jusqu’à Bucharest et au-delà. Quelquefois, pendant des heures entières, on roule silencieusement et rapidement sur des steppes où l’œil n’aperçoit au loin que des cigognes, des troupeaux d’outardes ou les pieux qui dominent les puits,