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et au-dessus desquels s’agitent les longs bras de bois qui servent à puiser l’eau pour les troupeaux et les chevaux. Au lever de l’aurore ou au soleil couchant, cette immensité offre un spectacle imposant, quelquefois sombre, mais toujours plein de charmes. Je passai à gué le Rimnik, appelé le Salé à cause du goût de ses eaux, qui prennent leur source près des mines de sel dans les Carpathes. Cette rivière donna à Souvarof son premier surnom après sa victoire sur les Turcs, et son fils y périt noyé dans les premières années de ce siècle[1]. À Bouzéo, dont l’église, l’évêché, le séminaire et l’hôpital s’annoncent au loin par leurs coupoles de fer-blanc peintes en vert, je trouvai l’évêque assis sur les marches de son perron, tenant à la main un gros jonc à pomme d’argent et réglant ses comptes avec les paysans. En Valachie et en Moldavie, les évêques sont à la fois les chefs spirituels et les administrateurs temporels de leurs diocèses, et les intérêts matériels les occupent beaucoup plus que le soin des âmes ; qu’ils considèrent surtout les fidèles comme des contribuables. L’aspect de Bucharest me sembla étrange, c’est la ville des contrastes : on y voit des palais ou au moins de beaux hôtels[2] et des masures affreuses, des équipages sortant des ateliers de Binder ou de Clochez et conduits par des cochers en grande livrée, puis d’énormes charrettes transylvaines renfermant un monde comme l’arche de Noé, et traînées par huit, dix, vingt chevaux ou jumens avec leurs poulains courant librement autour de l’attelage, — des chevaux de race russe ou hongroise pleins de feu et de grands buffles à l’œil rouge,

  1. On sait que Souvarof, nomma en 1800 prince Italinski, puis disgracié, mourut dans la même année. Il laissa un fils naturel qu’il avait reconnu, dit-on, à la demande de Catherine II, et une fille, la princesse Rimnikski. Son fils était une espèce de sauvage dont la violence et la férocité répandaient la terreur partout où il allait. En Moldavie et en Valachie, les boutiques, même dans les villes, se fermaient sur son passage. Il avait une armée de chiens qui remplissaient toute une maison. Ses soldats pillaient et violaient jusque dans les églises, et n’étaient pas même arrêtés par le caractère sacré des ecclésiastiques. Arrivé sur les bords du Rimnik, comme il s’en retournait en Russie, il s’obstina à traverser cette rivière malgré un commencement de débâcle. En Valachie, les cours d’eau deviennent parfois en quelques minutes des torrens impétueux. Le fils de Souvarof périt victime de son emportement. Sa mort fut considérée comme une délivrance par tous ceux qui l’entouraient. La princesse Rimnikski était restée longtemps fille, malgré son grand nom. Il est vrai que c’était à peu près tout ce que lui avait laissé le prince Italinski. L’empereur Alexandre avait sans succès cherché à la marier. Un jour qu’il passait une revue, il fut frappé de la beauté mâle et régulière d’un colonel. Il demanda son nom. On lui dit qu’il s’appelait Bachmakof, et qu’il était Tartare. L’empereur Alexandre se le fit présenter et lui mit une couronne de lauriers sur la tête. Bachmakof, doté et fait conseiller d’état, épousa la fille du farouche vainqueur d’Ismaïl. Comme le pape Pie VI, l’empereur Alexandre aimait à employer les beaux hommes.
  2. Bucharest est la dernière des capitales de la Valachie. Les princes ont d’abord résidé à Kimpolungo, à Courte-de-Agis, à Tirgovisht ; ils se sont toujours rapprochés du Danube. Giurgevo sera peut-être un jour la nouvelle capitale.