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des élégans et des élégantes vêtus à la dernière mode de Paris et des paysans habillés comme les Daces il y a deux mille ans, des Albanais salement vêtus parcourant les rues en vendant la braga (boisson fermentée) et des boutiques où s’étalent les friandises de Boissier et de Potel et Chabot, — des moines fumant leur pipe au cabaret ou sur des tombes, dans les cimetières placés au cœur de la ville, à côté de tziganes, musiciens ambulans (laoutari), vêtus de longs manteaux flottans et portant à la ceinture de leurs robes le violon, la mandoline, la flûte de Pan, prêts à vendre leurs services pour un baptême, un mariage ou un enterrement. La vie orientale, qui s’en va, et la vie européenne, qui la remplace, se coudoient, se succèdent comme dans un panorama.

On pouvait voir, en 1849, l’influence russe se révéler à Bucharest par des signes trop certains. La nomination récente du prince Barbou-Stirbey préoccupait toute la ville. On s’entretenait des intrigues nombreuses qui avaient précédé cette nomination, et qui avaient fait perdre au commissaire ottoman la haute situation morale qu’il s’était d’abord acquise. Assiégé par les instances de plusieurs candidats, Fuad-Effendi avait fini par recommander au choix du sultan le moins populaire de tous, Stirbey, qui devait tout à la Russie. Le commissaire impérial russe assistait en spectateur satisfait au triomphe du candidat de sa cour et à l’anéantissement des espérances que les boyards patriotes avaient mises dans le commissaire ottoman. Le général Du Hamel avait été consul-général de Russie en Égypte, et s’y était fait remarquer par la douceur de son caractère et son empressement à être agréable à Méhémet-Ali-Pacha ; puis on l’avait vu ministre à Téhéran, où il avait généreusement mis son influence au service des missionnaires catholiques français persécutés par le gouvernement persan ; enfin il avait été en plusieurs occasions envoyé à Bucharest en qualité de commissaire impérial. C’était un homme froid, d’un caractère privé irréprochable, d’un esprit profondément religieux, mais dont les dehors solennels et les traits immobiles faisaient un personnage redoutable pour ceux qui n’avaient pu le connaître dans l’intimité ; d’ailleurs il parlait et agissait volontiers dans les principautés comme le représentant du maître.

La boyarie à Yassy m’avait montré ses instincts d’indépendance ; à Bucharest, sauf quelques rares et nobles caractères qui se sont acquis les sympathies des gens de cœur, l’influence russe la dominait visiblement. Ne devais-je pas, pour m’éclairer sur les forces et les besoins du pays, me tourner maintenant non plus vers les villes, mais vers les campagnes, où l’esprit national s’était sans doute mieux conservé, et vers les monastères, qui sont des centres si considérables dans les principautés ? Les voyageurs n’observent guère