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— Et puis il y a la question du mariage en elle-même. Votre proposition me prend un peu à l’improviste… Je n’y avais jamais pensé… Et franchement j’hésite à franchir le Rubicon que vous me pressez de sauter si lestement.

M. Closeau du Tailli regarda Maurice en clignant des yeux.

— Franchement est-ce là tout ? reprit-il en appuyant sur le mot.

— Que voulez-vous dire ?

— Oh ! la chose la plus simple et la plus naturelle. Il y a peut-être quelque amourette en campagne.

— Non, vraiment.

— Il ne faudrait pas vous gêner pour m’en faire l’aveu. Je suis homme, mon cher, et j’ai un cœur. Si vous connaissez quelque Paméla, … qu’à cela ne tienne… On feint de partir pour le Caire. Vous savez, les artistes vont tous en Orient, c’est la mode, et on rompt. Si la rupture vous embarrasse, chargez-m’en… j’ai une longue habitude de ces plaisanteries-là… Voyons, où m’envoyez-vous ? Dans une mansarde ou dans un boudoir ?

— Merci, mon cher monsieur du Tailli… Il n’y a pas de nœud gordien dans ma vie.

— Et vous hésitez ?

— Mais…

— Vous êtes fou !

Le rentier fit quelques pas dans l’atelier, frappant le parquet violemment à coups de canne.

— C’est une fortune que je vous apporte, comprenez-vous ? reprit-il avec force. Quand vous aurez une maison, une table, toutes les aisances qui entourent un millionnaire, vos moindres productions seront bien autrement prisées qu’elles ne le sont aujourd’hui. Vous attendez, un peu impatiemment peut-être, que la faveur d’un ministre aille chercher votre tableau dans la foule des cadres accrochés aux murs de l’exposition, ou que la fantaisie d’un amateur visite votre atelier. Quand vous serez riche, vous n’aurez besoin de personne, et aussitôt que vos œuvres ne seront plus offertes, tout le monde en voudra. Regardez là, sur ce chevalet, qu’y voyez-vous ? La vilaine tête d’une vilaine femme à laquelle vous vous efforcez de donner la vie et l’intelligence, et qui à coup sûr ne ressemblera pas à son modèle. Cela vous est payé quinze cents francs et vous ennuie pour mille écus. Mariez-vous et plantez-moi là les portraits. Pardieu ! vous avez assez travaillé. Il est temps de sortir de vos palettes et de vos toiles. Égayez-vous, prenez du bon temps, et si l’envie vous revient de crever vos petites vessies et de saisir l’appuie-main, il y aura toujours des couleurs et des châssis. La belle aubaine quand vous mourrez dans la peau d’un grand artiste, au cinquième étage, avec