Page:Revue des Deux Mondes - 1856 - tome 5.djvu/682

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

donc ignoré entièrement ce qui constituait l’individualité, c’est-à-dire l’effort libre et intime de l’âme sur elle-même. Elle a pris son point de départ en dehors de l’homme, et ne s’est attaquée qu’à la société extérieure, effet et non cause du mal, au lieu de s’adresser à l’individu, pour lequel et par lequel existe toute société extérieure. Les institutions furent abolies, mais l’âme ne fut pas changée, Aucune réforme morale n’avait transformé l’individu et ne l’avait préparé pour des destinées nouvelles. Libre des obstacles extérieurs, il se trouva tel que l’avaient fait ces obstacles ; il abolissait l’ancien régime, et il portait en lui l’ancien régime ; il abolissait la monarchie, et il gardait l’éducation que lui avait faite la monarchie. C’est la première fois peut-être dans histoire qu’on ait vu les ennemis d’un état social ne différer en rien de ses défenseurs. Tous les personnages de la révolution se ressemblent : âme, caractère, habitudes, opinions même, ils avaient tout en commun. Ainsi l’individu demeura tel que l’ancienne société l’avait créé, et au moment où il se débarrassait de ses liens matériels, il restait enchaîné par les liens moraux de l’éducation et de l’habitude. Il y eut destruction et non régénération.

Ce qui fait que l’homme est un individu, une personne, c’est qu’il possède une force par laquelle il agit extérieurement, un principe moral d’où découlent ses actes visibles. Rien de tout cela n’existait chez l’homme de la révolution. Pour tout principe moral, il avait des opinions ; pour toute force intérieure, certains mobiles d’action, tels que l’esprit militaire, l’honneur du drapeau, l’amour de la patrie, tous sentimens qui étaient le fruit d’une civilisation particulière, ou qui étaient de nature passagère. Mais de sentiment permanent, qui pût servir de base à la vie et de règle morale durable, également applicable à tous les momens et dans toutes les situations de l’existence, il n’en avait aucun. Des opinions philosophiques, de la bravoure et de l’enthousiasme ne remplacent pas urne conviction morale et sont incapables de diriger la vie pratique. Si la société civile avait pu ressembler à une académie ou à un camp, le Français aurait eu tout ce qu’il fallait pour y briller ; malheureusement il n’en était pas ainsi, et à peine émancipé, il retomba en tutelle.

Privé des anciennes institutions, il n’avait donc pas en lui le principe générateur d’où pouvaient en découler de nouvelles. Comment exister cependant, les liens que forment les relations entre les hommes étant brisés et ne pouvant être remplacés ? L’individu était libre, il est vrai, mais à la condition d’être isolé. Il se sentit faible et incapable de se protéger lui-même ; mais un remède se présentait : la force de l’éducation et de l’habitude le poussa vers le système dont il s’était émancipé. Il réinventa pour ainsi dire l’autorité, se plaça sous son abri, et la chargea de tous les devoirs dont il ne pouvait